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Sine linea
21 mai 2011

De nouvelles en duels

 

    Il y a quelques mois, une vieille connaissance m'interpela par mail. Très vite je me sentais jugé par ce revenant et nous sommes entrés dans un rapport décalé, à la fois conflictuel et désarmant. Je pensais qu'il m'en voulait de ne plus écrire, qu'il jugeait médiocre mon existence actuelle : famille, travail, fatigue... Pourtant, je rédigeais le scénario d'un film pendant l'Occupation, je m'y mettais dès que je le pouvais, une à deux fois par semaine. Petit à petit, après des mails déconcertants, je repris l'écriture de nouvelles, un peu par rapport à lui, pour lui montrer que non je n'avais pas changé, que j'étais toujours capable d'écrire de la prose... Et mon scénario s'assécha, je donnais tout pour mes courts récits, entre intimité, souvenirs et fantasmes. Nous avions fini par nous échanger des sujets d'écriture, nous nous fixions une semaine de délai et à une heure définie nous échangions nos fichiers, comme deux joueurs d'échecs virtuels. Nos nouvelles n'avaient que très peu de points communs, c'est à peine si nous retrouvions le thème de départ en les lisant !

     Cette échange me fragilisait au plus haut point, j'étais incapable de juger mes récits à la lecture des siens, si différents, libres et fous. Les miens me semblaient convenus, plats, sans rythme. Mais lui se disait toujours satisfait de mes courts textes. J'ai perdu mon jugement de valeur et retrouvé le frisson d'écrire. Combien de temps cela va-t-il durer?

     J'ai sélectionné pour ce blog une nouvelle rédigée dans ce contexte, il y a quelques mois, sur une idée à lui : deux philosophes à la fin du monde. Elle devrait s'étaler sur plusieurs messages, nous verrons bien...

   

 

                                                  Ce qu'il y aura après


Alejandro ne pensait pas pouvoir s'habituer à cette solitude, ce paysage
dévasté, cette faim permanente. Cela ne faisait que trois semaines qu'il avait
osé sortir de son bunker, soit deux mois au total après ce qu'il appelait
maintenant la fin du monde. Trouver de quoi survivre occupait les trois quarts
de sa journée, le reste étant consacré à la recherche de sommeil, se frayant un
étroit et fragile chemin entre toutes ses pensées débordantes et obsédantes.
Après la destruction, il ne menait aucune de ses réflexions à terme, malgré sa
formation et sa profession de philosophe. Il avait bien sûr réfléchi
théoriquement à l'absence d'interlocuteurs, à la suppression de la vie, mais
depuis qu'il était face à cette réalité, plus rien ne semblait pouvoir s'exprimer
clairement. Toutes ses références étaient devenues déplacées et même
obsolètes. C'était comme si la connaissance avait perdu pour toujours le
moteur qui lui était nécessaire pour se déployer : l'amour.


Jeudi 1er novembre 1962

C'est arrivé, l'improbable, l'impossible ! Les deux camps ont tout lancé en si peu de temps, missiles nucléaires et compagnie. Tout a sauté. Je suis dans mon bunker, seul. Les enfants et Maria étaient à l'école et au travail. Moi, à cause de ma grippe, je suis resté à la maison, impossible d'enseigner. Dès les premières
explosions, j'ai pu m'enfouir sous terre et commencer mon journal. Impossible journal !

J'ai peu de provisions dans l'abri, de quoi tenir deux semaines peut-être en me restreignant.


Après avoir mangé toutes ses réserves, il avait commencé les fouilles. Il était persuadé qu'il trouverait toujours de quoi se nourrir, mais les décombres se
présentèrent bien plus énormes qu'il l'avait imaginé. Il lui fallait déblayer des
tonnes de gravats pour en dégager une misérable boîte de conserves, broyée
et la plupart du temps éventrée et versée. Sans parler de tous ces corps
rompus, puant et se décomposant... Il se contentait de ramasser dix boîtes par
jour, pour n'en consommer qu'environ trois. Des bouteilles de gaz intactes et
de l'eau en bouteille constituaient sa priorité. Il glanait également des
médicaments si la notice les accompagnait toujours.

Vendredi 2 novembre
Je pleure nuit et jour. Je ne peux ni penser ni écrire.



Il ne quittait plus son mouchoir qu'il avait accolé sur son nez et sa bouche
quand il s'était extrait de son trou la première fois, ignorant tout de la toxicité
de l'air ambiante. Il projetait de descendre vers le sud vérifier si tout avait bien
été balayé. En attendant, il emmagasinait ses réserves, méthodiquement. Il
fermait tous les soirs très consciencieusement sa trappe, pour se prémunir,
sans définir clairement de quoi. Il ne lisait plus que les noms des chapitres des
livres qu'il avait conservés, ses Kant, Popper et Zea. Quand ses yeux insistaient
sur des lignes, ils ne lui transmettaient rien, les images crues des cadavres
faisant écran.


Samedi 3 novembre

Rien ne marche, électricité, radio, rien. Mauvais rêve, la fin du monde, impossible ! L'homme ne peut pas se nuire à ce point ! Ecrire est complètement fou et idiot !

A la fin du deuxième mois, ne supportant plus d'enjamber les corps, il les
rangea en tas, en bas des gravats, sans qu'il sache ce qu'il en ferait par la suite. Son aire de recherches s'élargissait au fur et à mesure et ses tournées finissaient par l'éreinter.

Lundi 5

Je tourne en rond alors reprendre l'écriture pourquoi pas ? En tant que philosophe, j'ai toujours refusé d'entrer dans le jeu politique. La Révolution m'a conforté dans mon idée, après tout ce que j'ai vu. Je suis engagé quand même, ma philosophie est active, pragmatique. Kant est loin de moi, les noumènes, la raison, Nietzsche, Varona, dans le même panier... Je ne veux pas écrire sur les uns et les autres, les dirigeants, les fous qui nous contrôlaient. Leur folie les a tués, avec nous. Nous sommes autant responsables qu'eux, on les a installés, on a cru, voté...

Je me fous des raisons, de la politique, de la philosophie... Maria, Nani et Valder ne sont plus. Mes parents, mes voisins, mes élèves... Je ne veux plus écrire, vivre.


Poursuivant son projet de migration, il se mit à la recherche d'autres
planques pour les remplir de ses provisions. Il parcourait de grandes distances
pour ce faire, et cela l'entraînait par la même occasion pour sa longue marche.
Au cours d'une de ses nombreuses insomnies, il avait échafaudé son plan : une
réserve tous les dix kilomètres, quand c'était envisageable. Il n'avait trouvé
qu'un bunker comme le sien. Ailleurs, il se servait de caves, d'abris qu'il pouvait
fermer à l'aide de grilles, de cadenas, de pierres, de tout ce qui convenait. Il
s'étonnait lui-même de sa méfiance, mais ses actes prenaient le pas sur sa
conscience. Pour les retrouver facilement, il signait ses caches en organisant un
monticule toujours identique de trois pierres à leur proximité.

 

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