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Sine linea
23 mai 2011

De nouvelles en duels (3 et fin)

     Pour finir cette série, la dernière livraison.

     Je n'ai toujours pas revu cet interlocuteur. Cela doit bien faire sept huit ans. Nous nous étions rencontrés dans un laboratoire où nous testions des médicaments, futurs génériques sur le marché. Cinq jours enfermés avec des inconnus, étudiants, chômeurs, à offrir nos bras et notre corps aux prélèvements, analyses diverses... Après un jour d'observation, chacun des quatorze cobayes livrait sa vie aux autres. Et j'en avais alors des choses à raconter, lui aussi, mon voisin de lit... Ancien militaire, musicien, indécis... Moi, éternel étudiant, jeune papa, à la recherche d'argent.

     Allez, voici le dernier tiers de la nouvelle. J'espère qu'il n'y a pas confusion : il y a bien deux personnages et il ne s'agit pas de deux nouvelles entremêlées, la sienne et la mienne ; juste la mienne, c'est tout.

 

Dimanche 20

Je me suis construit un chariot avec une roue de voiture et des planches de bois. Je voyage depuis hier en la tirant. J'ai provision d'eau, de boîtes, de couvertures.

Mardi 12 février


J'ai enfin vu des vivants ! Un renard avec ses petits ! C'est la première fois que j'en voyais !

Samedi 23

J'avance toujours vers le nord, enfin je pense. Pourquoi ? J'ai vu des rats prendre cette direction. Je ne sais rien, c'est effrayant ! Hormis que tout est mort ou presque. Des années à philosopher ! Sur des bases... livresques ? Et, ce qu'il
y a devant moi, maintenant ? Ecrire ne me console de rien.

Il ne savait plus pourquoi il descendait vers la côte. Il cherchait à établir des
rapports de causalité, des logiques rassurantes dans ses actes, mais en vain. Il
n'avait jamais eu à faire avec l'existence, il ne l'avait abordée, traduite,
interprétée qu'à travers un réseau d'enchaînements philosophiques.
Ethnologue, météorologue ou même jardinier l'aurait davantage aidé. Il était
incapable d'observer les rares animaux qui sortaient enfin de leur tanière, de
retracer leur itinéraire. Pour la plupart, ils suivaient le cheminement inverse :
ils remontaient vers le nord, dans les montagnes. En les croisant, il pensait à
nouveau qu'il était probable que d'autres hommes aient survécu. Les premiers
jours, il n'avait que ça en tête, retrouver les siens, puis n'importe quel
semblable, avant de croire en sa seule survie. Cette question de l'autre
l'angoissait de plus en plus. L'espoir muait en peur.

Dimanche 3 mars

Il a plu pour la première fois ! Du vent s'est même levé ! Je me suis déshabillé et rincé avec cette eau providentielle !

Le septième jour, il avait roulé en bicyclette pendant quelques kilomètres,
mais l'état des voies était telle qu'il avait rapidement renoncé et repris sa
longue marche. Au bord de la rupture, trop peu nourri et vanné par ses
journées interminables, il lâchait prise. Ses pauses s'allongeaient, ses crampes
d'estomac l'insupportaient. Des flashes de sa vie faisaient constamment
irruption, dans son sommeil et même éveillé. Les mots qui contribuaient
auparavant à son équilibre tourbillonnaient dans son crâne jusqu'au vertige. Ils
se vidaient de leur sens ou en empruntaient d'autres, farfelus, sans logique
apparente.

Mardi 12
Je n'y croyais plus depuis... Et là, il y a deux jours, sur la route, cet homme gémissant. Pour peu, j'aurais continué d'avancer, habitué à ne plus regarder les corps. Avant de l'entendre, j'avais déjà été surpris qu'il n'ait pas l'air pourri. Des membres bien en chair semblaient remplir ses manches et ses pantalons, d'habitude maigres, creux même. Et puis il a commencé à râler. J'ai stoppé net !

Au neuvième jour, il ne trouva pas de quoi se nourrir. Il demeura de longues
heures, immobile, en proie à ses délires. Puis, il rassembla les rares forces qui
lui restaient pour faire demi-tour. Il ne songeait plus qu'à toutes ses cachettes
remplies de conserves, avant de s'effondrer.

Un humain vivant, enfin je l'espérais ! Après lui avoir offert de mon eau, il a même réussi à parler. J'en pleurais ! Je tentais de le calmer, il délirait ! Il m'a tout raconté : sa vie, sa mère... Il se prétendait lui aussi philosophe ! Plus de monde, mais deux confrères ! Il ne s'arrêtait pas. Il m'a parlé de cachettes qu'il
voulait me montrer pour partager sa nourriture. De monticules de pierres, je ne comprenais pas tout. Il m'a montré les trois livres qu'il avait dans son sac, ses penseurs. Il connaissait même Zea malgré son jeune âge ! Je l'ai hissé dans ma carriole. Et pendant des heures, il n'a pas arrêté, la philosophie, la
phénoménologie... Il riait, n'en revenait pas de m'avoir croisé, un penseur dans le désert, Tirésias, la caverne, Callimaque... Il n'a rien dit sur l'explosion, sur notre survie.

J'étais prêt à reprendre un peu espoir en l'humanité, mais hier, il ne s'est pas réveillé, les yeux grands ouverts vers le ciel, une grimace comme un sourire figé sur le visage. J'ai feuilleté ses livres et à la page de garde, j'ai découvert son nom : Alejandro Muñoz.

Jeudi 21

Je l'ai déposé avec ses livres, près de son bunker, à côté des trois pierres. Je n'avais plus la force d'enterrer personne. Ensuite, j'ai fait le plein de ses boîtes pour reprendre ma route. Je ne pouvais plus rester dans cette ville. Le vent se
levait, gonflant ma veste. J'en fermais les boutons et sentis peser dans mes poches le poids de mes graines. La pluie s'annonçait pour la deuxième fois depuis la fin du monde, mettant un terme précoce à la saison sèche.


Celui qui se demande -Ce qu'il y a en haut -Ce qu'il y a en bas -Ce qu'il y avait avant -Ce qu'il
y aura après - Mieux vaudrait pour lui - N'avoir pas été créé.

Le Talmud.

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