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Sine linea
7 juin 2011

courtes et vieilles nouvelles

les-residences-du-plat-d-adet0     Retour dans le passé pour changer... Fin août 1994. 22 ans de vie. Je m'isole dans un studio à 1700 mètres d'altitude. L'ascenseur que j'ai appelé en arrivant n'a pas bougé depuis quatre jours. Enfermé avec le latin, Molière, Racine, Corneille, je révise tous les jours, par sessions d'une heure. Je mange très peu, fais des rêves de rôtis et poulets, comme dans les dessins animés. Mes dents qui claquent sur les plats fantasmés me réveillent en sursaut. Je cours dans la montagne comme un possédé. Une chèvre a la patte coincée dans un filet de protection. Je m'approche d'elle avec mon couteau et la libère. Elle ne s'enfuit pas tout de suite, d'abord elle me regarde, une à deux secondes, puis détale. Je m'occupe de mon corps et mon corps de moi, en retour. Je lis et j'écris, j'écris à en perdre haleine, de drôles de petits récits, absurdes, inutiles.

     Exemples :

Mardi 30 août 1994

16h50. Ce qu'il y a de plaisant à écrire une vingtaine de lignes chaque jour, c'est le ménage qu'on est obligé de faire dans notre esprit. La question : "que vais-je écrire aujourd'hui ?" trouve généralement beaucoup de réponses et de possibilités, à la fin de la journée. Si on se la pose dès le lever du soleil, ou dès son propre lever, ça fausse un peu les règles et ça limite sûrement l'énorme choix dont on dispose. Dans une journée quelconque, pour peu qu'on veuille bien la regarder de plus près qu'à l'accoutumée, il se passe toujours de grandes curiosités. Aujourd'hui, par exemple, j'aurais pu écrire sur l'orage qui va éclater à Saint-Lary d'ici à 5 minutes si j'avais attendu encore une heure ou deux avant de me décider à écrire, ou sur les papillons qui volaient devant ma fenêtre il y a déjà trois heures, ou bien à propos du mot "pathétique" que je hurle doucement dans ma pièce depuis une heure, ou bien encore sur mon rêve... Ce que j'écris est nullement la chose la plus importante qui me soit arrivée dans une journée et que j'ai relevée. Et même si mon choix est infini, il est facile de constater à quel point je suis limité dans mon existence et dans mon imagination, au regard de mes rengaines depuis janvier.

     J'ai toujours été un grand spécialiste des textes où il est question d'écrire, de penser, de penser à écrire... Comme un refus d'écrire réellement, d'inventer, de projeter des personnages.

Jeudi 1er septembre 1994

23h36. Nouvelle : La Librairie

Entrez dans une librairie. Cherchez et repérez la jeune fille littéraire, charmante. Prenez l'air inspiré, ou du fou, du fou qui ne fait que lire. Passez et attardez-vous devant le rayon de poésie ; faites celui qui cherche une oeuvre précise sans la trouver ; deux ou trois minutes suffisent à lui laisser comprendre que vous cherchiez un auteur. Contrefaites l'ennuyé et dirigez-vous vers les récits, romans en tout genre. Surtout, ne lui montrez pas que vous avancez vers elle au hasard. Cherchez un livre près d'elle. Si elle se tourne vers la lettre H, dépêchez-vous de trouver des noms d'auteurs commençant par H : Hemmingway, Hesse... Passez derrière elle une ou deux fois, en vous excusant. Attendez de voir quel livre elle compte emporter, mais si elle prend trop de temps à se décider, piochez sûr de vous un bouquin près d'elle et allez payer, sans vous presser, en passant devant le rayon philosophie, près des grands livres rouges, presque décourageants. Sortez, installez-vous à la terrasse du café le plus proche ; attendez là ; avec un peu de chance, elle tournera à gauche, dans votre direction, passera devant vous... Et là, lancez-lui : "Hemmingway, Hémon ou Hesse ?", et scrutez ses yeux étonnés, un rien indifférents et blessés par tant d'heures de lecture.

23h45.

     Juste une pensée fugace dans une librairie et voilà ce que j'écrivais des jours plus tard, sans comprendre véritablement comment ni pourquoi... Du temps à combler, voilà ce que fut ma jeunesse...

Vendredi 2 septembre 1994

00h20. Nouvelle : La Librairie

Entrez dans une librairie, en sachant parfaitement ce que vous y venez chercher. Repérez et évitez tant que possible la jeune fille littéraire et désolante aux abords des rayons. Ne prenez aucune posture, pressez-vous de vous saisir de ce bouquin. Jetez deux trois coups d'oeil dans sa direction, toujours sournois et par derrière, afin qu'elle ne vous voie pas. Vous avez beau vous accroupir, vous déhancher, vous élever sur la pointe des pieds, vous ne trouvez pas ce fichu livre, dont vous avez vu le titre pour la première fois dans un livre de Camus par exemple, "Le Choix" de Jean Grenier, mettons. Demandez au préposé si ce livre existe toujours ; il vérifie dans les rayons que vous avez déjà retournés pendant un bon quart d'heure, comme pour vous insulter. "Non, nous ne l'avons pas, et ce depuis une bonne dizaine d'années" confirme-t-il en pianotant sur l'odinateur. Se rabattre sur d'autres auteurs, Bukowski, Camus, pourquoi pas ? tout en croyant avoir déjà lu tout ce qui était publié en France. Tombez au hasard sur "La Vie dangereuse" peut-être, de Cendrars. S'en saisir, surtout à cause de la collection, sortir, en ayant oublié la torturée de littérature, attendre puis monter dans le bus, s'asseoir, ouvrir le livre pour ne pas contempler les vieilles chieuses avec leur cabas. Remarquez que votre voisine lit, "Venises", sans doute, et si elle vous agresse à coups d'auteurs, les yeux exorbités, par : "Céline, Courteline ou Cendrars ?", filez, sautez du bus avant votre arrêt, avant qu'elle ne vous enterre sous des métaphores stériles.

     Le temps passait malgré tout, enfilant des pensées à l'infini. Les tourbillons m'ont pris, rompant ce dialogue permanent et éreintant avec moi-même. J'ai toujours été incapable de savoir si j'étais heureux ou non.

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