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Sine linea
8 juillet 2011

Nouvelle : Le Corbeau vient le premier (juin 2011) (1/4)

 

 

Le Corbeau vient le premier

 

 

      Je l'avais enterré l'oiseau, au fond du jardinet. Mon père ne voulait pas en entendre parler. Il avait sûrement raison, j'aurais dû le jeter à la poubelle, mais je n'ai pas pu le faire. Les jours qui suivirent, je travaillais à la boutique pour rembourser le vélomoteur. Il m'avait d'abord puni, à genoux dans le magasin, au coin, la tête face aux murs. Mes professeurs me voyaient ainsi, mes copains aussi, tout le quartier en fait. Tout ça, c'était avant les grandes surfaces, avec notre épicerie, on était incontournable.

 

      La destinée, quelque chose comme ça... Rien ne paraît pouvoir s'expliquer clairement. Le premier de la série, une corneille, géante ! Tombée du ciel littéralement ! Je venais juste de bousiller le triporteur Peugeot 125 de mon père, après ma petite tournée de provisions, sur un pavé sorti de terre, en plein centre ville. Pourtant, j'avais bien réfléchi, j'avais visé au millimètre entre mes deux roues avant, j'avais juste oublié que l'arrière ne présentait qu'une seule roue, au centre... Et à ce moment-là, vautré sur la voie, la corneille me tombe en vrille sur le nez ! Elle était plus grande que mes petits bras de douze ans ! Je la portai à la maison, sûrement pour la soigner mais surtout pour détourner la conversation du 125 foutu par mes soins. Ça n'a pas marché longtemps, la plus belle trempe de ma jeune vie ! Le corbiau, comme on dit ici, n'a pas fait long feu, deux jours à le nourrir avec ce que je trouvais, vers, insectes divers... Il recrachait tout, me regardant avec son air de dire tu ne sais pas me soigner, c'est autre chose que tu dois me donner, mais quoi, il ne me l'a jamais dit, juste ses soupirs, ses hoquettements de mourant, ses vomis vert clair et puis rien, finis les yeux roulants, paniqués, le blanc, le vide. Pourquoi m'avait-il choisi moi ? Au milieu de cette rue, au Havre, en 1952 ? Cet oiseau de malheur est sûrement à l'origine de tous les morts qui ont suivi, une sorte de messager, une camarde...

 

    J'ai bien cru pendant deux ans que la deuxième serait ma jeune sœur, Marianne, continuellement au sana, moribonde. Un cancer, je n'ai jamais vraiment compris de quoi... Je n'en pouvais plus de la laisser après nos visites hebdomadaires, je me trouvais lâche, sans caractère. Je reprenais ma vie chaque dimanche soir, tandis qu'elle poursuivait ses cures, seule. Evidemment, j'étais loin de penser à cette malédiction ailée, d'autant plus qu'elle a fini par s'en sortir, ma petite sœur, miraculeusement. Ce n'est que bien plus tard que cette idée m'obséda, sûrement à cause de mes lectures, la nuit sous les draps, avec ma lampe frontale, Poe, Hoffmann, Maupassant...

 

     La deuxième disparition fut finalement une camarade de classe, toute menue, bossue et handicapée, Marie. Là non plus, pas moyen de comprendre ce qui lui manquait pour vivre. Quand elle avait les lèvres violettes, il fallait vite qu'elle sorte de la salle, elle manquait d'oxygène, je ne sais pas ce qu'elle faisait après... Au mois de mai, sachant qu'elle devait rejoindre un établissement médical spécialisé, elle refusa de nous quitter et la veille de son départ, ses parents l'avaient retrouvée morte dans son lit. Pour la première fois de ma courte vie, je compris la passion et le pouvoir de l'être humain. Tous mes camarades suivaient le cortège jusqu'à la petite église Saint-Nicolas de Cauville. Nous pouffions bêtement pour un rien, gênés par tout ce village réuni pour elle et son tout petit cercueil. La cérémonie très longue nous énervait avec ces pleurs, ces discours identiques, ces orateurs... Jusqu'au moment où avec un ami, le grand Jacques, on nous chargea de la grande gerbe de la classe. Ce n'était pas le fait de notre proximité avec la défunte, mais de notre débrouillardise et de notre culot. C'en était terminé des blagues, bâillements et moqueries, et même les deux cadors qu'on représentait alors n'en menaient pas large ! Traverser l'allée centrale devant toute la famille et le village recueillis nous calma d'un coup. Pas de signe de la messagère cette fois.

 

      Un peu plus tard, ce fut le tour de mon ami Bernard, de deux ans mon aîné. On passait tout notre temps ensemble après l'école. Il était encore plus dévergondé que moi, c'est peu dire ! On jouait au football dès qu'on avait cinq minutes, sinon on courait les filles quand on n'en pouvait plus de se passer le ballon, ou quand il pleuvait trop fort. C'est là que cette histoire de malédiction s'est bien ancrée en moi. Non pas que je l'ai revue cette corneille de malheur. C'est probablement la violence de sa mort et mon désespoir qui en sont la cause... Son père n'avait pas supporté la séparation d'avec sa femme, qu'il battait régulièrement. On voyait souvent les flics se pointer chez eux, à pas d'heure. Il avait même fait un bref séjour en prison. Bernard lui, se montrait intraitable, dur, malgré ses blessures. Il ne critiquait jamais son père pour autant. On n'en parlait pas en fait. Avril 1954, toute la ville fut choquée. Son père avait déboulé au nouvel appartement de sa femme qui avait tout fait pour qu'il ne sache pas où elle était partie. Elle aurait dû quitter la région, au Havre, c'est bien trop facile de retrouver quelqu'un ! Elle était avec Bernard, devant chez elle. Il sortit de sa voiture et tira sur eux à deux reprises avant de se cramer la tête à son tour. Bernard resta dans le coma pendant quatre jours, avec une des deux balles logée dans le crâne. Sa mère n'avait été touchée qu'à l'épaule. Je n'ai jamais compris s'il avait bien vu qu'il l'avait loupée ou pas. On ne saura jamais. Bernard connut un grand enterrement très suivi, plus encore que le cortège de Marie. J'avais mûri, je n'avais plus envie de blaguer, je faisais comme les autres, tête basse. Les premiers mois, sa mère ne me lâchait pas dans les rues. C'est l'ami de mon fils, c'est l'ami de mon fils, répétait-elle à l'envi à sa dame de compagnie, qui lui faisait tout désormais : courses, repas, ménage... Après, j'évitais son quartier, je ne pouvais plus supporter de la voir ainsi.

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