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Sine linea
9 août 2011

La Libre chute

La libre chute (25 janvier 1998) (modifié le 9 août 2011)

 

     Si je ne me suis pas ouvert les veines, c'est que l'idée de m'écraser me séduisait. Se couper les poignets me semblait trop déliquescent. On se voit mourir, on se vide, lentement, violemment, lentement, tout ce liquide à virer... Et puis, je me voyais bien changer d'avis, revisser mes mains, les bander, les embrasser, les chérir, petites choses meurtries, à cicatriser. Tomber est irrécupérable. Pas de rebondissement, la vie n'est pas un cartoon...

     La mienne a commencé, elle aurait très bien pu finir le même jour, quelques heures après, dans l'escalier de la maternité, quand mon père, tout ému de son oeuvre, trébucha comme un con et me lâcha, moi l'ange, comme une poupée russe, dans l'air blanc et désinfecté de ce couloir descendant vers l'enfer de ma vie ; j'ai rebondi alors à en croire les récits exaltés et répétitifs de mon cher géniteur, j'ai rebondi tant et si bien que la légende familiale affirme pour corser le tout que j'ai failli passer par la fenêtre, dans le virage des marches, ouverte à tous vents, sur un mur blanc et désinfecté. Premier rebond. J'ai buté sur le rebord et comme une pièce qui hésite entre ses pile ou face, je suis retombé du côté des marches, plutôt que celui du ciel, sans nuage aucun, délire verbal de mon père à cet instant de son récit, fatidiquement ralenti. Tout s'était stoppé dans la torpeur pâle de ma première tentative de suicide, si bien maquillée par la maladresse émotive de mon père, père enfin de son premier fils après six autres réalisations exclusivement féminines. Tout s'était arrêté, l'oiseau dans le ciel sans nuage aucun, les pieds, les bras, les jambes, les mains, le coeur de mon géniteur, fier parmi les fiers une demi-seconde avant de me lancer dans l'air blanc transparent. Tout, même le cafard qui sortait de son trou, que mon père n'a pas pu voir, tout sauf mon couffin russe, filant, tourbillonnant dans son pari pile la vie, face le ciel bleu et désinfecté, pile les marches, face la mort. Qu'auraient-ils pu bien mettre comme absurdité sur ma pierre : "Chakib Ekrim 6 juillet 1965 au matin - 1965 au matin", deux heures après... Tout, sauf ma poupée, toupie tournoyant sur le rebord tranchant du dormant de la fenêtre, nouvelle porte de l'enfer.

     Je tombe. Vous me regardez avec des yeux démesurés, comme des têtes dépingles dépareillées, trop rondes pour le reste de votre corps de fourmis. Je tombe dans vos ruelles où vous vous agglutinez, des fourmis avec des yeux de géant, c'est idiot. Que jugez-vous ? L'esthétique de mon saut ? Pas assez carpé, vrillé à votre goût ? Mais circulez donc, une fourmi ça fourmille, allez ramasser des miettes, mais pas les miennes ! Vous êtes trop bas, je ne m'adresse pas à vous. Malgré vos antennes démesurées, vous ne saurez m'entendre. Et puis, la vitesse de mon corps bouffe mes mots, je tombe plus vite qu'eux. C'est comme s'ils remontaient, plus haut, plus profond. Je les entends s'échapper au-dessus de mon crâne, comme des notes de musique qui passent de salle en salle par des portes entrouvertes. La vie n'a qu'une porte, une porte de béton qui attend que vous la heurtiez, du ciel au sol.

     Je ne suis pas très clair ce matin, j'attribue ça à la vitesse de l'instant. Je chute. Je ne vous parle pas à vous, spectateurs du saut. A mes soeurs plutôt, mes voisins, mes parents, mes amis -j'en ai eu un temps, je m'en souviens, au moins un, un ça se remarque un seul ami, surtout quand il s'en va, puis aucun, personne, plus d'ami. Je parle à mon père, je pense à lui dans ce vent, dans ce froid rapide, je pense à lui, la gloire nationale du football marocain, Julio Ekrim, l'homme au ballon filant, comme ils disent dans les bleds. Je l'avais tellement déçu à ne venir que le septième, honneur aux dames ai-je toujours blagué devant sa face de vieux lion ravagé par la déception, lion, coq, buffle, enfin quelqu'un de grand, le mâle, au pied magique, au ballon filant, la grandeur paternelle défiant les filets, la foule, la foi même.

     Il n'a pas supporté que le ballon file entre mes jambes débiles, sous les deux uniques couilles de la descendance Ekrim. Cette chose ronde m'échappait, impossible à contrôler, inutile et incongrue. Il m'a tout appris, je n'ai rien retenu. Mes soeurs étaient virtuoses bien sûr, comme pour dénoncer mes faiblesses. Même gardien j'étais nul. Les poteaux me soutenaient, heureusement. Mon père ne descendait même plus, il pleurait sur la terrasse qui surplombait son magnifique terrain de sport grandeur nature. Ma mère essayait de le détourner de cet affligeant spectacle.

     En bas, je crois voir une toile rouge que tendent des petits hommes casqués, à côté de leur grand camion, pétard également, avec une grande échelle étrangement à moitié déployée. La toile s'ouvre, elle doit bien faire dix mètres. Seule elle recevra mes excuses, implorera mon pardon, dans un rebond improbable -on ne rebondit pas deux fois dans une vie. Elle inversera ma vie, j'entends déjà les bravos d'une foule débordante qui m'acclame après un match d'anthologie, une finale de quelque chose, elle me repousse vers le haut, chahuté par mes supporters qui comme la toile me jettent en l'air. Mes crampons écrasent quelques têtes au passage, mais c'est sans conséquence, ils saignent mais ne le savent pas, tout à leur joie, ils oublient leur vie d'ouvriers, la chaîne, les ennuis, je les écorche, ce n'est rien. Ce ne sont pas des poignets ouverts par le rasoir que je n'ai pas pu prendre, juste des têtes ravies, dégoulinantes. Des sièges volent depuis le stade, nos adversaires nous les balancent, ça n'a pas d'importance, on a gagné, la folie, la liesse !

    J'ai quand même l'impression de tomber, même si je rebondis sur leurs bras, je tombe, j'étais là pour ça, programmé pour la déception, la chute. J'étais sûr que je n'aurais pas le temps de revoir et de raconter ma vie, juste eu l'occasion de vous parler de mon premier vol à ma naissance, dans ces escaliers tournants et désinfectés, dans mon couffin brillant et volant. J'avais quand même trente ans à vous dire, mais ça se rapproche, la fin, le sol. Je vais bien croiser quelque chose en route, une porte, une fenêtre, une pièce, une toupie... Je préfère me taire pour attendre cette rencontre. Rien qui défile, mon enfer de vie est rentré, je ne le vois même plus ! Il paraît qu'on meurt avant de s'écraser, un arrêt du coeur, un coma, quelque chose pour ne pas sentir l'écrasement. Je n'aurais vu que les premières heures de ma vie, cet escalier, c'est injuste ! C'est un mensonge, la vie ne défile pas, elle ne devait pas être suffisamment remplie.

     Taisons-nous pour écouter le cri du mensonge, on m'a dit qu'il faisait comme un "boum", mais même ça, je n'ose plus y croire.

 

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