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Sine linea
10 août 2012

étapes d'écriture de Chienne d'enfer (5)

Chienne d'enfer

 

     Je ne pouvais pas me sortir de la tête cette chienne ! Ça faisait deux ans que je lui tournais autour sans résultats. Je finis par détester ce que je prenais pour des encouragements et qui se terminait toujours aussi platement. Alors je comblais, je m'occupais, je courais, quinze à trente kilomètres par jour, pur défouloir ! J'appris à connaître toutes les rues, impasses, propriétés, parkings et escaliers de mon quartier, de mon territoire. Plus personne ne s'étonnait de me voir détaler à perdre haleine dans toutes les directions, sous tous les cieux, pluie, vent, le poil tout hérissé... Je n'empruntais plus le bus, lassée de l'attente et certaine d'arriver avant lui à destination.

     La première fois que je l'ai vue, c'était à une soirée d'une amie commune, Sophia. Elle fêtait ses six ans. J'avais été directement hypnotisée par elle. J'appris très vite à force de questions enflammées à mon hôtesse son prénom : Chanel. Elle arborait un collier de cuir noir à pointes qui lui donnait un air provocateur et désuet à la fois. Ce n'était pas une soirée entre lesbiennes ni sm, loin de là, elle affirmait juste sa personnalité, comme si le jeu social ne la touchait pas, comme si tous les regards fixés sur elle ne l'effeuillaient pas. Elle ne m'avait pas considérée, elle m'avait juste mis dans le même panier que les autres. Une telle indifférence forçait le respect.

     Il m'en fallut peu pour passer ensuite au sentiment amoureux... Ça a dû naître la deuxième fois que je l'ai croisée, c'était à une pause déjeuner. Le hasard nous avait réunies autour d'une table d'un café dans le campus universitaire que je fréquentais déjà si peu à l'époque. J'avais eu une folle envie de la mordre. Elle était parfaite, j'étais si plate. Elle avait lancé à la cantonade qu'elle attendait romantiquement que quelqu'un l'enlève, comme un terroriste, un violeur, un kidnappeur, un homme, une brute, un chien. Son attente m'avait figée, j'étais blanche, impassible de l'extérieur, toute retournée à l'intérieur. Que n'étais-je pas un mâle, un voyou, un monstre pour la soustraire à son monde, la murer, profiter d'elle, sans aucune idée ridicule et basse de rançon. Je voyais ça, tout ça quand elle développait ses fantasmes de petite chienne bourgeoise. Elle n'avait pas évoqué la possibilité que ce fût une femelle qui aurait pu la malmener, non, juste des petits roquets, vulgaires, creux, la queue en avant ! Mon sexe se dilatait à son écoute effarée. Et puis la conversation a tourné, comme si ce qu'elle avait dit était banal, comme si elle ne l'avait jamais dit. Quelqu'un d'autre parla du temps, de la politique peut-être. C'était comme si j'étais la seule à l'avoir entendue. Le mouillé de ma culotte griffée « je suis un ange » devait également être inventé, sans rapport, un coup de chaud sûrement passager, sans réelle cause érotique. Je ne saisis pas ma chance, je me contentais de la regarder avec des yeux plus gros et cons que moi. J'essayais de devenir son amie, bêtement. J'étais plus coincée qu'elle, ma bonne famille avec ses mœurs rétrogrades et étriquées prenait le dessus. Et très vite, elle m'accepta comme sa confidente. Très vite elle déchargea sur moi ses histoires de coucheries, ses mâles en rut... Moins je le supportais et plus elle se lâchait. Ma gueule devait lui inspirer confiance, je devais bien malgré moi présenter l'oreille attentive qu'il lui fallait.

     Pourtant elle était trop maigre, sa face trop satisfaite, relevée. Mais je n'étais plus juge, juste apte à suivre, à l'écouter déblatérer ses conquêtes et ses chaleurs. Je ne parvenais pas à la provoquer, la surprendre.

    Presque deux ans pour prendre du recul. J'avais fini par me faire excuser, éviter des soirées, pour ne plus avoir à souffrir ses petits jeux. Dans un grand moment de solitude, je me suis même fait retoiletter. Dans le quartier, je tombais dans une sorte d'anonymat. Un soir, pour ne pas avoir eu le courage de la croiser, j'étais partie plus longtemps que d'habitude. J'ai enchaîné les kilomètres sans penser au retour. J'avais franchi toutes mes aires, je n'étais plus chez moi, sur mon territoire. Je trottinais puis marchais, sans repères. Assoiffée, j'étais en quête d'eau et prête à lécher n'importe quelle flaque pour apaiser mon gosier. Et c'est dans un terrain vague que je trouvai un vieux bidon abandonné. Relâchant ma garde, je ne flairai pas fondre sur moi ces deux bouledogues, qui m'envisagèrent sans aucune retenue. Je résistai quelque peu, de toute façon condamnée. Et ils s'acharnèrent sur mon arrière-train, comme deux fauves. J'avais cessé de les mordre dans le cou, ça ne changeait rien. Après leur forfait, ils repartirent sans se retourner, trottant légèrement de travers, les testicules probablement mal redescendues. Je renfilai mon jogging et me traînai jusqu'à un arrêt de bus, complètement perdue. Je ne ressentais même pas l'attente, le froid, rien. Il arriva, j'ignorais tout de sa destination, mais montai et pointai de ma gueule le ticket en direction du chauffeur. Celui-ci n'eut aucune attention en retour et je m'installai. Je jetai un œil, quelques hommes éreintés dodelinaient de la tête, après leur journée de travail, qui, le visage bleuté devant son portable, qui, remplissant des cases de jeux sur son journal. Je ne pense pas qu'ils m'aient même entrevue. Au détour d'une avenue, je reconnus un des quartiers jouxtant le mien et descendis au dernier moment. Je savais qu'il ne me restait que huit cents mètres avant de rejoindre mon réduit. La lune en croissant très fin et arqué comme un crabe, perçait de temps en temps les nuages comme endormis. Je boitais péniblement jusqu'à chez moi. Rentrée, j'étais incapable de jeter mes habits et de me lessiver au vinaigre blanc, comme je l'avais projeté dans le bus, et me pelotonnai sur le tapis jusqu'au matin.

     Vers onze heures, Chanel me réveilla, elle était passée pour me surprendre, elle qui d'ordinaire, ne venait jamais à l'improviste. Elle ne comprit même pas mon trouble, ne lut évidemment pas sur ma couenne écorcée, outragée, le dégoût de moi-même. Elle se gava de mes croquettes de céréales en m'abreuvant de ses sempiternelles réparties sur sa vie, plus creuses que jamais. Mais non, je ne l'écoutais pas bien, je piochais ce qui restait de l'éclat de la lune dans ce ciel aveuglant. Je n'avais pas fait attention à sa jactance, quelque chose avait changé, ses jappements différaient. Elle répéta donc son événement de la veille, consciente et vexée de mon inattention, qu'elle finit quand même par remarquer. Elle l'avait rencontré au club, non, celui-ci était différent des autres, c'était un homme, pas un de ces caniches sans classe qui vous collent à la jambe, non, loin de là... Je tiquais, c'est qu'elle ne se lança pas dans le récit de leurs frasques, elle tremblait des pattes à la gueule, frétillait sur place, répétant extatiquement son prénom « Roger Roger... ».

     La dernière fois que je l'ai vue, c'était devant le toiletteur, elle en sortait, fraîchement nouillée, brushinguée à mort, corsetée dans un manteau robe rouge vif. Le présumé Roger lui avait passé une laisse noire strass du dernier cri, pinçant si joliment son fameux collier à pointes. Elle lui faisait fête, sautant sur ses pattes arrières chaussées de bottines dorées, dans l'espoir de lui lécher la main. Elle ne me remarqua pas, stoppée nette dans ma course. Il la chargea dans le coffre grillagé de sa voiture de course et démarra puissamment. Je la regardais s'éloigner, les pattes antérieures posées sur les croisillons, pleurnichant après son maître, et je repris mon slalom quotidien entre les crottes de mes congénères.

     Voilà, je touche à la fin, le lendemain, je coupe, enlève ce qui me gênait, d'avoir introduit avant le viol le maître de Chanel. Chanel, je pensais bien sûr au parfum de mon épouse (encore épouse), et à une ancienne actrice pornographique : Julia Chanel, je crois bien qu'elle s'appelait comme ça. Je voulais prendre ce nom pour une chienne parce que plusieurs maîtres donnent des noms de marque à leurs animaux, pratique vraiment moche et incongrue.

     Ecrire ça sur un viol était dur, sec :

"Après leur forfait, ils repartirent sans se retourner, trottant légèrement de travers, les testicules probablement mal redescendues. Je renfilai mon jogging et me traînai jusqu'à un arrêt de bus, complètement perdue. Je ne ressentais même pas l'attente, le froid, rien."

     Là, j'avais obtenu ce que je cherchais, cette façon d'écrire, de décrire. Le viol réel opposé au fantasme de l'enlèvement de Chanel, c'était davantage ça mon sujet. Comment un personnage est cassé par la vie, comment cette cassure lui ôte le désir pour un autre personnage, comment on peut survivre après un viol...

     Au premier paragraphe, je modifiais ma phrase pour que le féminin du personnage ne soit pas révélé trop vite :

" Je n'empruntais plus le bus, lassée de l'attente et certaine d'arriver avant lui à destination."

     On le saura très vite après, comme prévu, au second paragraphe :

"J'avais été directement hypnotisée par elle."

     Le bonheur simple d'écrire des phrase courtes, comme si enfin je parvenais à m'exprimer, à vivre avec mes peurs :

"La lune en croissant très fin et arqué comme un crabe, perçait de temps en temps les nuages comme endormis."

     Relectures à suivre pour traquer ce qui coince, les derniers soucis d'orthographe et de syntaxe. Des petits détails heurtent le phrasé mais je les accepte et même les revendique avec le temps. Et puis, comme le peintre, on sait que c'est fini, que la toile est achevée, qu'on n'y reviendra plus.

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