"dénué de tout sauf de mémoire" (32 tercets et un extrait)
je ne savais pas pour le soleil dehors
ni qu'il réchaufferait mon crâne gelé
en vélo fin octobre que je prenais pour un hiver
chez moi il faisait noir et froid
je paradais seul devant l'écran
en découvrant que j'étais entré dans le top 100 des joueurs d'échecs
et je suis sorti juste dans le soleil d'hiver
comme le titre d'un de mes poèmes adolescents fin de siècle
comme celui de Mallarmé avec ses faunes ivres
sorti pour lire pour changer de jouer de lire de jouer
il fallait quitter l'échiquier fou le noir
et respirer toute l'ozone extérieure
tout à ma joie d'être ainsi trié sur le volet des monomaniaques
je découvrais la date le 28 jour de paie en pédalant
et d'en déduire que mes dettes provenaient sûrement de mon salaire
évitant le chauffard au téléphone qui me poussait sur le trottoir
l'insultant copieusement autant à l'intérieur de moi que lui dans sa voiture tueuse close
je pédalais comme à la conquête d'une phrase à pondre
assis au chaud dans la bibliothèque je regarde dans mes mains
les deux bandes dessinées qui me distrairont de ma valeur de joueur d'échecs
l'ami Manu et un certain Zanzim inconnu de moi qui narre la vie d'un Céleste échoué sur l'île aux femmes
et m'y plonge oubliant les vieux lecteurs autour que je rattrape à vue de nez
je ris des blagues idiotes de chez Francisque les racistes accoudés au zinc de Yan et Manu
puis suis les fantasmes de l'aviateur sur son île maternelle assis au chaud pas de volets fermés
je lève les yeux j'oublie la triste bipolarité de mon héros créateur de papier
je regarde autour de moi les femmes à la peau grise couleur du velin trop lu
les titres idiots des magazines et je vois une couverture d'un livre mis en valeur
il ressemble à Sollers l'homme sur la photo notre bordelais dix-huitiémiste
qui disait il y a peu qu'on l'avait mérité notre président d'avant celui-là
ce Sollers que j'avais abandonné avec ses Femmes qui me laissaient froid vingt ans avant
mais le titre ne correspondait pas à l'épicurien à la place Carver
que j'aime à critiquer à mes moments perdus
envieux sûrement tout au fond du moi-non-édité
ses poèmes chez L'Olivier je crois des petites choses avec des phrases des majuscules des points
je tourne je feuillette toujours conscient de ses limites si loin du phare Pessoa Bureau de tabac
et puis ça marche quand même je ne savais pas que ça pouvait marcher des choses aussi simples
notamment ce texte où il dit que sa femme est partie depuis cinq jours
qu'il a trouvé une brosse à cheveux qu'il décide de garder parce que ça servira
et autre chose encore retrouvée j'ai oublié quoi mais qu'il jette je me souviens
je ne savais pas pour le soleil ni pour ces petites choses qui me remueraient
du haut de mon sommet inutile de pousseur de pions
là dans cette bibliothèque que je fréquente depuis vingt-cinq ans
je ne savais pas - mais que sais-je - que j'allais rester aussi bête que Carver face au lit vide
que sa femme n'a pas pris au lit qu'il dit être complètement inutile dans sa vie sans elle
je ne savais pas que les larmes se cacheraient derrière des mots si simples un lit inutile
cinq jours qu'elle était partie la femme de son poème la femme de sa vie
et moi la mienne cinq ans et mon lit qui est resté aussi grand et vide et ma vie dans les noirs volets
jours et nuits comme un seul bloc de rien
et au dos du recueil imprévu je lis son âge 45 ans sa joie d'être sans emploi
son âge pareil au mien mes poèmes différents sans majuscules ni rien
encore plus simples peut-être que les siens encore plus ignorés en tout cas
j'ai beau me moquer de ses poissons pêchés ses saumons ses écailles aux doigts
de son immobilisme je n'en mène pas large quand dans un des ses poèmes
son frère l'appelle au téléphone pour lui dire qu'il l'aime
à l'intérieur tous ces bouquets bloqués ces paquets de larmes gelés
à croire que je m'en accomode que je ne les sens plus
jusqu'à ce que je tombe sur ces simples mots ce lit sans sens là dans cette chambre et cette vie à vider
je sors un petit accouchement sans eaux ni sang tout en douceur de la bibliothèque
une femme magnifique s'amuse à marcher au ralenti elle a dû sortir de l'île dessinée
je pense à L'Avortement de Brautigan comme depuis deux mois que je l'ai lu
je sors je sais que je vais vers le vide de l'appartement mais en attendant tout est encore plein
l'air frais et pourtant chaud encore vient m'entourer gentiment je sens chacun de ses doux doigts sur mon crâne
un agencement qui a la forme imaginaire d'une communion possible
le chemin à l'envers est toujours différent de celui de l'aller et je m'y enfonce en rêvant de l'éviter
petit plaisir de freiner le plus proche de la baie vitrée de l'immeuble je suis presque bien
avec mes trois titres à noter dans mon petit carnet de lectures quotidiennes pour me croire vivant lisant
dans le couloir un piano joue je ne fais pas encore le lien
j'ouvre mon fils est là c'est lui qui pianote je ne le savais pas là
il ne dit pas grand-chose Chopin développe davantage ses volutes que lui
et je m'assois à la table de la cuisine je tape ce poème
tout en pensant à Carver qui dit qu'il écrit des poèmes dans les siens aussi
ça dure deux heures je le lis mon poème en train de s'écrire et je le tords à mesure qu'il sort
à la bilbiothèque je suis passé au présent mon histoire est devenue maintenant
les mots simples j'ai essayé de l'être voir si ça coule mieux à sa manière
l'eau des fleuves les poissons qu'il en sort la vie qui coule de son encre rouge
je me relis et trouve ses mots en ligne beaux simples en anglais aussi
ce soir je lui ferai une petite place à côté de Pessoa et Brautigan imprévue sa place dans ma nuit
je ne le savais pas avant de sortir de l'échiquier qu'il y serait cette nuit et les autres à venir
les Nocturnes déroulent leurs rivières elles aussi je calque ma vitesse de frappe
sur celle de mon fils me prenant à rêver qu'il tape mes mots et moi sa musique
tout ça sans un mot à la nuit tombée de cette douce entrée d'hiver
je ne lui parlerai pas de sa lettre que j'ai lue hier et qui dit au juge qu'il veut vivre chez sa mère
on ne parlera pas quand il quittera l'appartement juste un bonsoir
je ne lui dirai pas que je pars l'année prochaine pour une île merveilleuse
pourtant ce soir ça a l'air simple je pourrais presque y arriver mais non
je me souviens du mien de père peu enclin à communiquer un soir dans ma chambre sur mon lit
moi au bureau en train d'écrire un poème - peut-être Soleil d'hiver
je me souviens que j'attendais qu'il sorte je me souviens que je ne savais pas recevoir ses mots sa peine
il ne m'avait pas transmis ça non plus je ne pouvais pas les recevoir d'un coup
ses larmes sorties échappées d'un monde où on ne dit rien parce qu'on n'a pas appris à le faire
il avait bu il était assis sur ce lit d'enfant où nous avions fait l'amour l'après-midi avec la future mère de nos enfants
j'écrivais un poème ou ce que j'avais lu et pensé dans la journée dans mon carnet et pour une fois il essayait de me parler
l'alcool aidant et moi qui feignais de ne pas écouter sa peine sa femme ma mère n'était pas venue à son départ en retraite
c'était un soir comme celui-ci plus avancé parce que c'était nuit noire et mon père avait réussi ce que je ne ferai pas ce soir
ni demain ni avant de rejoindre cette île rêvée loin des enfants partis comme leur mère et loin des volets fermés
dans une vie faussement nouvelle où résonneraient des mots simples à mon chevet en anglais
It was a night like all the others. Empty
of everyting save memory. He thought
he’d got to the other side of things.
But he hadn’t. (...)
(C’était une nuit comme les autres. Dénuée
de tout sauf de mémoire. Il pensa
être passé de l’autre côté des choses.
Mais non.)