Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Sine linea
28 octobre 2016

"dénué de tout sauf de mémoire" (32 tercets et un extrait)

je ne savais pas pour le soleil dehors

ni qu'il réchaufferait mon crâne gelé

en vélo fin octobre que je prenais pour un hiver

 

chez moi il faisait noir et froid

je paradais seul devant l'écran

en découvrant que j'étais entré dans le top 100 des joueurs d'échecs

 

et je suis sorti juste dans le soleil d'hiver

comme le titre d'un de mes poèmes adolescents fin de siècle

comme celui de Mallarmé avec ses faunes ivres

 

sorti pour lire pour changer de jouer de lire de jouer

il fallait quitter l'échiquier fou le noir

et respirer toute l'ozone extérieure

 

tout à ma joie d'être ainsi trié sur le volet des monomaniaques

je découvrais la date le 28 jour de paie en pédalant

et d'en déduire que mes dettes provenaient sûrement de mon salaire

 

évitant le chauffard au téléphone qui me poussait sur le trottoir

l'insultant copieusement autant à l'intérieur de moi que lui dans sa voiture tueuse close

je pédalais comme à la conquête d'une phrase à pondre

 

assis au chaud dans la bibliothèque je regarde dans mes mains

les deux bandes dessinées qui me distrairont de ma valeur de joueur d'échecs

l'ami Manu et un certain Zanzim inconnu de moi qui narre la vie d'un Céleste échoué sur l'île aux femmes

 

et m'y plonge oubliant les vieux lecteurs autour que je rattrape à vue de nez

je ris des blagues idiotes de chez Francisque les racistes accoudés au zinc de Yan et Manu 

puis suis les fantasmes de l'aviateur sur son île maternelle assis    au chaud pas de volets fermés

 

je lève les yeux j'oublie la triste bipolarité de mon héros créateur de papier

je regarde autour de moi les femmes à la peau grise couleur du velin trop lu

les titres idiots des magazines et je vois une couverture d'un livre mis en valeur

 

il ressemble à Sollers l'homme sur la photo notre bordelais dix-huitiémiste

qui disait il y a peu qu'on l'avait mérité notre président d'avant celui-là

ce Sollers que j'avais abandonné avec ses Femmes qui me laissaient froid vingt ans avant

 

mais le titre ne correspondait pas à l'épicurien    à la place Carver

que j'aime à critiquer à mes moments perdus

envieux sûrement tout au fond du moi-non-édité

 

ses poèmes chez L'Olivier je crois des petites choses avec des phrases des majuscules des points

je tourne je feuillette toujours conscient de ses limites si loin du phare Pessoa Bureau de tabac

et puis ça marche quand même je ne savais pas que ça pouvait marcher des choses aussi simples

 

notamment ce texte où il dit que sa femme est partie depuis cinq jours

qu'il a trouvé une brosse à cheveux qu'il décide de garder parce que ça servira

et autre chose encore retrouvée j'ai oublié quoi mais qu'il jette je me souviens

 

je ne savais pas pour le soleil ni pour ces petites choses qui me remueraient

du haut de mon sommet inutile de pousseur de pions

là dans cette bibliothèque que je fréquente depuis vingt-cinq ans

 

je ne savais pas - mais que sais-je - que j'allais rester aussi bête que Carver face au lit vide

que sa femme n'a pas pris    au lit qu'il dit être complètement inutile dans sa vie sans elle

je ne savais pas que les larmes se cacheraient derrière des mots si simples   un lit inutile

 

cinq jours qu'elle était partie la femme de son poème la femme de sa vie

et moi la mienne cinq ans et mon lit qui est resté aussi grand et vide et ma vie dans les noirs volets

jours et nuits comme un seul bloc de rien

 

et au dos du recueil imprévu je lis son âge 45 ans sa joie d'être sans emploi

son âge pareil au mien   mes poèmes différents sans majuscules ni rien

encore plus simples peut-être que les siens    encore plus ignorés en tout cas

 

j'ai beau me moquer de ses poissons pêchés ses saumons ses écailles aux doigts

de son immobilisme je n'en mène pas large quand dans un des ses poèmes

son frère l'appelle au téléphone pour lui dire qu'il l'aime

 

à l'intérieur tous ces bouquets bloqués ces paquets de larmes gelés

à croire que je m'en accomode que je ne les sens plus

jusqu'à ce que je tombe sur ces simples mots ce lit sans sens là dans cette chambre et cette vie à vider

 

je sors un petit accouchement sans eaux ni sang tout en douceur de la bibliothèque

une femme magnifique s'amuse à marcher au ralenti elle a dû sortir de l'île dessinée

je pense à L'Avortement de Brautigan comme depuis deux mois que je l'ai lu

 

je sors je sais que je vais vers le vide de l'appartement mais en attendant tout est encore plein

l'air frais et pourtant chaud encore vient m'entourer gentiment je sens chacun de ses doux doigts sur mon crâne

un agencement qui a la forme imaginaire d'une communion possible

 

le chemin à l'envers est toujours différent de celui de l'aller et je m'y enfonce en rêvant de l'éviter

petit plaisir de freiner le plus proche de la baie vitrée de l'immeuble je suis presque bien

avec mes trois titres à noter dans mon petit carnet de lectures quotidiennes pour me croire vivant lisant

 

dans le couloir un piano joue je ne fais pas encore le lien

j'ouvre mon fils est là c'est lui qui pianote je ne le savais pas là

il ne dit pas grand-chose Chopin développe davantage ses volutes que lui

 

et je m'assois à la table de la cuisine je tape ce poème

tout en pensant à Carver qui dit qu'il écrit des poèmes dans les siens aussi

ça dure deux heures je le lis mon poème en train de s'écrire et je le tords à mesure qu'il sort

 

à la bilbiothèque je suis passé au présent mon histoire est devenue maintenant

les mots simples   j'ai essayé de l'être    voir si ça coule mieux à sa manière

l'eau des fleuves les poissons qu'il en sort   la vie qui coule de son encre rouge

 

je me relis et trouve ses mots en ligne beaux simples en anglais aussi

ce soir je lui ferai une petite place à côté de Pessoa et Brautigan    imprévue sa place dans ma nuit

je ne le savais pas avant de sortir de l'échiquier qu'il y serait cette nuit et les autres à venir

 

les Nocturnes déroulent leurs rivières elles aussi    je calque ma vitesse de frappe

sur celle de mon fils me prenant à rêver qu'il tape mes mots et moi sa musique

tout ça sans un mot à la nuit tombée de cette douce entrée d'hiver

 

je ne lui parlerai pas de sa lettre que j'ai lue hier et qui dit au juge qu'il veut vivre chez sa mère

on ne parlera pas quand il quittera l'appartement juste un bonsoir

je ne lui dirai pas que je pars l'année prochaine pour une île merveilleuse

 

pourtant ce soir ça a l'air simple je pourrais presque y arriver mais non

je me souviens du mien de père peu enclin à communiquer un soir dans ma chambre sur mon lit

moi au bureau en train d'écrire un poème - peut-être Soleil d'hiver

 

je me souviens que j'attendais qu'il sorte je me souviens que je ne savais pas recevoir ses mots sa peine

il ne m'avait pas transmis ça non plus je ne pouvais pas les recevoir d'un coup

ses larmes sorties échappées d'un monde où on ne dit rien parce qu'on n'a pas appris à le faire

 

il avait bu il était assis sur ce lit d'enfant où nous avions fait l'amour l'après-midi avec la future mère de nos enfants

j'écrivais un poème ou ce que j'avais lu et pensé dans la journée dans mon carnet et pour une fois il essayait de me parler

l'alcool aidant et moi qui feignais de ne pas écouter sa peine    sa femme ma mère n'était pas venue à son départ en retraite

 

c'était un soir comme celui-ci plus avancé parce que c'était nuit noire et mon père avait réussi ce que je ne ferai pas ce soir

ni demain ni avant de rejoindre cette île rêvée loin des enfants partis comme leur mère et loin des volets fermés

dans une vie faussement nouvelle où résonneraient des mots simples à mon chevet en anglais

 

It was a night like all the others. Empty
of everyting save memory. He thought
he’d got to the other side of things.
But he hadn’t. (...)

(C’était une nuit comme les autres. Dénuée

de tout sauf de mémoire. Il pensa

être passé de l’autre côté des choses.

Mais non.)

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Sine linea
Publicité
Archives
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 118 915
Publicité