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Sine linea
5 février 2017

à l'écart

     Je n'irais pas plus loin. Mes pensées tourbillonnaient, les boucles qu'elles formaient sur elles-mêmes m'élevaient. C'est dans un éclair que la solution m'apparut : il n'y en avait pas. Je ne pourrais rien faire contre l'absurdité du monde, avec mes faibles idées inquiètes en quête d'un sens, d'un équilibre improbable. Ce tourbillon ne m'était pas inconnu, je ne pourrais pas dire que c'est ce jour-là, cet instant, cette étincelle qui me fit basculer, depuis toujours la course du monde m'avait paru absurde. J'y répondais de façon biaisée, des poèmes, des nouvelles, des récits, en vain.

     Je sortis de ma douche paresseuse et j'agis. Finies les ritournelles, les élégies infinies, je pris mon combiné, l'ancien, avec un fil, et j'appelai chaque administration, chaque commerce avec qui j'étais encore lié, pour leur annoncer mon départ. Foin d'internet, de mes banques, des mes abonnements divers et variés, je me libérais le plus promptement possible. Je ne pouvais pas ne pas avoir de comptes ? Pas d'assurances ? D'accord. Je leur dis à chacun que j'avais choisi telle autre entreprise et le tour était joué. Je suivais les lignes de mes comptes pour découvrir la nature de mes retraits automatiques et au bout d'une heure, tout était soustrait. Je gardais l'appartement pour le mois en cours et commençai à photographier chacun des objets qui fleurissaient ma tombe locative. Je me dépêchais, l'abonnement internet ne cessant que dans une semaine, il me fallait les vendre tous en ligne avant de partir. Mes livres, mes bandes dessinées, mes costumes sous plastique jamais remis... Dans un sac, je mis l'essentiel : deux tenues et mon carnet, si écrire me revenait. Et je me tins là, mon dernier roman en main (L'amie prodigieuse) à attendre la réponse des internautes. Les pots de fleurs partirent vite, les livres moins. J'en fis des cartons, prêt à les poser sur le trottoir à mon départ. Mes vieux vélos se vendaient pour rien mais partaient vite ! A l'acquéreur d'une étagère, j'offris mon vieux grille-pain. Rarement je n'avais été aussi occupé, un vrai secrétaire !

     Ma lettre de démission en poche, j'allai voir mon chef. Il ne fut pas surpris, habitué par mes extravagances. Un sourire se dessinait presque sur son visage, c'était comme si ma lettre et mon attitude inconvenantes étaient choses certaines pour lui dès mes débuts dans sa boîte de fret, la seule question en suspens étant quand je partirais. Voilà, tout arrive. De mon côté, les faibles billets que j'empochais de mon opération m'offraient quelques jours de répit.

     Trois petits jours avant l'état des lieux. Un professionnel des bouquins avait fini par les emporter tous pour des clopinettes. Je ne regrettais finalement que La Faim de Knut Hamsun et étrangement Cartons de Pascal Garnier. Je n'avais plus internet et je m'en portais très bien. Finies les conneries répétées, moquées en boucle à la radio, dans les journaux, sur internet, le candidat qui paie sa femme pendant des années à rien foutre, celui qui serait le jouet des russes à cause de golden shower filmée, mais de quelle merde je m'extirpais joyeusement ! Enfin !

     Ce fut plus compliqué avec l'avocate, les pensions des enfants, les procédures en cours, je n'avais pas réussi à lui dire que je plaquais tout. Je réglais ce que je lui devais et lui devrais encore, la dette auprès d'elle était toujours à venir, une vague perpétuelle, je mentais comme je pouvais. Disparaître était impossible pour ces gens-là, et même pour elle, qui avait fini par devenir ma seule bouée dans cet océan déceptif qu'avait été la liste à rallonges de mes dépossessions.

     J'avais oublié de faire des enfants cons, alors bien sûr ils posaient des questions, tout le garage qui se vidait, et l'appartement ! Ils avaient dormi le dernier week-end au sol sur les trois matelas que j'avais conservés en pensant à eux. Je faisais semblant de bosser encore, je faisais des courses en leur présence pour leur montrer que j'étais toujours le père consommateur qu'ils voyaient en moi. Plus d'internet ? Je leur mentais, oui, j'avais oublié de régler un mois, ils vont le remettre la semaine prochaine...

     Voilà, le grand jour, j'ai livré mes dernières forces dans la bataille, en frottant, briquant à coups de javel tout l'appartement pendant plus de dix heures, mal de dos, ivresse des produits domestiques. Rien n'allait bien sûr à la grande courge qui faisait office d'agent immobilière, chienne truffière en chasse du moindre défaut verbalisable... Tant pis, oui oui, j'attends votre courrier, dans ma tête non non je ne le recevrais pas, et de la caution, je n'espérerais pas les miettes qu'elle me laisserait... Je lui ai donné les clefs. Un noeud en moins. Mon trousseau avait fondu, la clef de voiture, c'est tout. Dans son coffre, mon sac, mes deux tenues, ma brosse à dents. Je conduisis lentement, n'ayant plus aucun papier en règle. Tout droit. Enfin, il y avait bien des virages que je suivais quand même...

     Arrivé. Le bout du monde, l'océan qui chute à ce bout de la terre plate, le rien visible à l'horizon. A quelques centaines de mètres de là, l'ancien chez-moi, celui de notre amour, de la maison sortie de terre, les photos de chaque étape, la chape, les murs, l'escaliers, le toit... J'ai garé ma voiture dont je ne compte plus me servir à deux kilomètres, à la sortie de Fa et j'ai marché depuis la tour jusqu'à la cabane de vigne, une sorte de grangeau comme disait mon arrière-grand-père. J'y ai posé mon bagage, au fond. Je l'avais repérée quand je sillonnais toute la région en courant, préparant marathons et triathlons. Je connaissais chaque sentier, chaque col, chaque troupeau, chaque chien doux ou agressif, chaque propriété anglaise, hollandaise, chaque puits à souhait, chaque arbre fruitier, les amandes amères, les coings durs, les odeurs fortes des terriers des renards. Personne ne passe ici, sauf sangliers et cavaliers.

     J'ai bien mon cahier si les mots revenaient mais rien ne passe ni s'arrête, si ce n'est les jours et les nuits. Je profite des eaux du ruisseau pour regarder comment mon visage se laisse manger par la barbe. La nuit, quand le ventre me tord, que la rapine des fruits est trop petite,  je rejoins les villages et leurs poubelles pour le calmer. Des fièvres, j'en ai eues, mais elles passent finalement. J'imagine mes enfants, leur mère, l'avocate, mes frères et soeur, ma mère même, leurs démarches. Personne ne me trouvera, et peut-être même personne ne me cherchera.

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Commentaires
C
se départ/tir<br /> <br /> (bazar tu aurais pu me prévenir, j'aurais pu acheter quelques bouquins !)<br /> <br /> Géniale ta nouvelle, plus vraie que nature (tu as bien fait de garder Cartons de Garnier)
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Sine linea
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