face blanche vers le haut
dans le tram
TBM
la ville du fleuve et de l'océan
s'est drapée de nuit et de lumières
je sors mon livre
je suis l'homme penché
qui relit "L'homme qui penche"
"Il me manque toujours tout ce qui aurait pu être.
Et qui peut-être a été."
je ne regarde pas trop les façades défiler
je m'accroche surtout aux mots serrés de Thierry Metz
la jeune femme qui était dans mon bus
depuis Toulouse photographie
la ville
les portes
les arches
les pierres
"Chaque mot m'essouffle."
la joyeuse bande de basketteurs de rue descend
peut-être à l'arrêt Bourgogne
les mots à la place des visages et des pierres
je revois mes rêves
en rêve éveillé je revois
mes rêves de façades parisiennes
que faisait défiler le métro hors tunnel
les appartements allumés
les femmes et les hommes dans la cuisine le salon
dans la lumière bleue des téléviseurs d'avant
"Je les regardais derrière une vitre.
Je ne voyais que ce que la vie a de proche, d'inexorable et de partiellement accessible
- avant de m'allonger sur le bûcher, d'en être le mort."
ce défilement comme les vignes de l'enfance
par la fenêtre de la voiture
mon père qui conduit
comme l'alignement des livres dans ma bibliothèque
siècles mélangés
figures qui ressortent ou s'enfouissent
selon mes pioches aléatoires
un homme pousse le fauteuil d'une femme
il s'assoit
lui tient le fauteuil
puis le bloque du pied par le frein
il lui parle anglais
je ne l'entends pas lui répondre
des signes semblent lui suffire pour être comprise
le chien de l'homme qui semble de la rue
barbe et mains grises
verbe et regard haut
accroché à une corde
s'approche d'elle en fauteuil
l'homme barbu des rues est monté avant eux deux
peut-être à la Bourse
tout est mêlé
je suis mal les scènes
"L'homme en pente.
La maladresse de dire je
de savoir si..."
elle lâche doucement la rampe qu'elle agrippait
sa main s'ouvre
le chien la sent
le museau entre dans la main
un adolescent entré ici
essaie de s'installer avec un vélo de la ville
l'homme au chien tire la corde
pour qu'il puisse passer avec son vélo
entre les sièges et le fauteuil de la femme
elle lâche le museau
le chien marche en arrière
le jeune homme finit par s'asseoir sur sa selle
l'homme anglais parle à la femme en fauteuil
je n'entends toujours pas sa voix à elle
peut-être est-ce comme les jambes
peut-être que sa voix est bloquée aussi
"Chaque fois il faut extraire les mots
de là où ils sont.
Puis les mettre en langue."
je n'ai pas dû voir descendre
la jeune femme de mon bus
qui prenait des photos
elle semble ailleurs
elle n'est plus à sa place
je ne la cherche pas
je lis toujours
quarante-deuxième petit texte
trois courts paragraphes
"J'écris avec ce qui me reste, entre le pouce et l'index,
dans un pincement d'étoile."
je n'ai pas vu non plus monter
la famille à l'avant du tram
à Camille Godard ou à Paul Doumer
j'entends juste maintenant l'accordéon
la musique qui envahit l'habitacle
et le bruit qu'ils font
on dirait une dispute
la musique s'interrompt
dans un long virage des voies
je les aperçois à présent
un homme est debout
en colère
face à l'homme à l'accordéon qui a cessé de jouer
menacé
il baisse les yeux
je ne vois pas bien son visage
il est loin à l'avant
penché pitoyablement
attendant que la colère de l'autre retombe
il est caché sous son vieux chapeau
les enfants ne font plus de bruit autour
les femmes non plus
et puis l'homme de la colère marche
plus avant encore dans la rame
l'accordéon reprend ses valses
les enfants parlent à nouveau
peut-être pas français
je n'entends pas bien
sa tête s'est relevée
elle dandine sous le chapeau qui danse
en levant les yeux vers eux
face à l'homme au chien
je vois qu'il reste un seul basketteur
il ne parle plus
les yeux dans son téléphone
le jeune homme sur le vélo tangue
il mordille sa chaînette entre ses dents
"- Que faisiez-vous de vos journées ?
-Je buvais, je m'effaçais derrière ce geste.
- Et le travail ?
- Je travaillais."
je n'ai pas vu l'homme anglais ôter le frein
il est debout
les mains sur les poignées du fauteuil
il le pousse pour sortir
le jeune homme descend du vélo pour que le fauteuil passe
le chien se relève
ce doit être à Grand Parc ou par là
la porte s'ouvre
le chien grogne et aboie vers elle dans son fauteuil
ils sont sur le quai
il aboie toujours les oreilles dressées vers eux
la corde tendue
l'homme barbu tire sur la corde
il prend la tête du chien dans ses mains
ils sont face à face
il l'interroge
le chien accepte les remarques du maître
et s'allonge au sol
proche du vélo
"- Était-ce important ce travail ?
-Pas plus qu'un autre, mais je n'ai jamais manqué de faire
ce qu'on attendait de moi.
- Et les autres savaient ?
- Bien sûr.
- Et l'écriture ?
- Quelques feuillets, quelques brouillons.
Les mouvements d'une main pour ne pas dire ses mouvances,
mais lents et glaciaires, sans projet."
j'écris un message à l'amie qui m'attend dans la nuit
je vois où elle stationne
un rond-point dans un nulle part
derrière l'arrêt Ausone
j'arrive à Cracovie
le voyage s'étire davantage à ce nom
j'arrive aussi au court texte numéroté 46
l'homme barbu parle tout seul
l'accordéon lance toujours ses volutes
il n'y a plus le dernier basketteur
"J'ai voulu cet enfermement,
cette réclusion parmi quelques visages,
dans la parole imprévue, hors de l'admis.
Un sevrage, une déshabitude."
les lettres numériques défilent
annonçant l'arrêt suivant
et nos bagages à surveiller
La Vache
je songe à la grotte du même nom
aux chasseurs aux cueilleurs
aux lionnes et aux biches gravées
dans ma mémoire
"Mais nous ne sommes là que par instants.
Fugitivement. Du regard.
Seulement du regard."
je ne dois pas être loin d'être arrivé
on voyage peut-être pour cette impression d'arriver
d'être arrivé quelque part en soi
je glisse mon ticket dans les pages du petit livre
les deux flèches bleues dessinées vers le haut
comme l'indique pour moi l'énigmatique consigne
"face blanche vers le haut"
je ne sais jamais où je suis
entre tous ces B
de Bordeaux Le Bouscat et Bruges
les lettres d'Ausone s'affichent bien à leur tour
peu se lèvent avec moi
des voyageurs derrière moi
que je n'avais pas vus
tous les autres restent assis
le chien allongé
le jeune homme sur sa selle
l'homme barbu au bout de la corde détendue
la famille nombreuse du musicien essaimée
le quai immense est vide
un bout du monde
les autres passagers plus malins sont passés
derrière le tram pour traverser la voie
je suis seul à attendre qu'il redémarre pour passer
je vois le chauffeur dans sa cabine
je suis presque surpris de le voir
dans ce bout du monde
il est probable que la machine roule seule
je traverse la voie à mon tour
la nuit
stoppée par les lumières parallèles
m'appelle
en-dessous des lignes
un court filet de voix
qui vient s'ajouter
à celle rémanente du livre
"N'est-ce pas l'homme qui penche,
vu de trop loin maintenant, ou trop tard?"
je douterais de tout si je n'étais pas déjà venu
de la fin de la courbe de la piste
du rond-point à son extrémité
des autres arrêts que le tram rejoindra
d'être vraiment là ou ailleurs
de l'amie qui m'attend
enveloppée de sa fatigue
de mon poème du quotidien
de la queue de comète qu'il forme avec les autres
dans leur silence noir
je douterais du peu de ce qu'ils peuvent retenir
des jours et des gestes
et des mots de Thierry Metz toujours là
intimement et inexplicablement mêlés au miens
"Dans l'enfermement de ce qui fait un homme,
il y a ce qui se rapproche de lui, à petits pas, chaque jour.
D'abord une respiration, puis un visage qui l'en fera sortir."
je ne pense pas pouvoir sortir de cet enfermement
je ne saurais que faire dehors
la voiture est là
l'amie est là
elle démarre
nous roulons lentement
elle me prévient que la maison dort
les chats les hommes
j'entends les mots sortir
un à un de ma bouche
lentement puis précipitamment
étonnés de leur résonance
alors qu'il me faudrait faire silence encore
"Est-ce qu'ici est encore loin ?"
demande le poète
depuis le pavillon Charcot
à quelques kilomètres d'ici
cette nuit
plus de vingt ans après
je pourrais presque lui répondre
mais la maison dort
et ses chats et ses hommes
nous y entrons
comme dans un creux
comme dans un mur
un silence à atteindre
ce doit être ça le voyage