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Sine linea
24 avril 2018

face blanche vers le haut

dans le tram

TBM

la ville du fleuve et de l'océan

s'est drapée de nuit et de lumières

 

je sors mon livre

je suis l'homme penché

qui relit "L'homme qui penche"

 

"Il me manque toujours tout ce qui aurait pu être.

Et qui peut-être a été."

 

je ne regarde pas trop les façades défiler

je m'accroche surtout aux mots serrés de Thierry Metz

 

la jeune femme qui était dans mon bus

depuis Toulouse photographie

la ville

les portes

les arches

les pierres

 

"Chaque mot m'essouffle."

 

la joyeuse bande de basketteurs de rue descend

peut-être à l'arrêt Bourgogne

 

les mots à la place des visages et des pierres

je revois mes rêves

en rêve éveillé je revois

mes rêves de façades parisiennes

que faisait défiler le métro hors tunnel

les appartements allumés

les femmes et les hommes dans la cuisine le salon

dans la lumière bleue des téléviseurs d'avant

 

"Je les regardais derrière une vitre.

Je ne voyais que ce que la vie a de proche, d'inexorable et de partiellement accessible

- avant de m'allonger sur le bûcher, d'en être le mort."

 

ce défilement comme les vignes de l'enfance

par la fenêtre de la voiture

mon père qui conduit

comme l'alignement des livres dans ma bibliothèque

siècles mélangés

figures qui ressortent ou s'enfouissent

selon mes pioches aléatoires

 

un homme pousse le fauteuil d'une femme

il s'assoit

lui tient le fauteuil

puis le bloque du pied par le frein

il lui parle anglais

je ne l'entends pas lui répondre

des signes semblent lui suffire pour être comprise

 

le chien de l'homme qui semble de la rue

barbe et mains grises

verbe et regard haut

accroché à une corde

s'approche d'elle en fauteuil

 

l'homme barbu des rues est monté avant eux deux

peut-être à la Bourse

tout est mêlé

je suis mal les scènes

 

"L'homme en pente.

La maladresse de dire je

de savoir si..."

 

elle lâche doucement la rampe qu'elle agrippait

sa main s'ouvre

le chien la sent

le museau entre dans la main

 

un adolescent entré ici

essaie de s'installer avec un vélo de la ville

l'homme au chien tire la corde

pour qu'il puisse passer avec son vélo

entre les sièges et le fauteuil de la femme

 

elle lâche le museau

le chien marche en arrière

le jeune homme finit par s'asseoir sur sa selle

l'homme anglais parle à la femme en fauteuil

je n'entends toujours pas sa voix à elle

peut-être est-ce comme les jambes

peut-être que sa voix est bloquée aussi

 

"Chaque fois il faut extraire les mots

de là où ils sont.

Puis les mettre en langue."

 

je n'ai pas dû voir descendre

la jeune femme de mon bus

qui prenait des photos

elle semble ailleurs

elle n'est plus à sa place

je ne la cherche pas

 

je lis toujours

quarante-deuxième petit texte

trois courts paragraphes

 

"J'écris avec ce qui me reste, entre le pouce et l'index,

dans un pincement d'étoile."

 

je n'ai pas vu non plus monter

la famille à l'avant du tram

à Camille Godard ou à Paul Doumer

j'entends juste maintenant l'accordéon

la musique qui envahit l'habitacle

et le bruit qu'ils font

on dirait une dispute

la musique s'interrompt

dans un long virage des voies

je les aperçois à présent

un homme est debout

en colère

face à l'homme à l'accordéon qui a cessé de jouer

menacé

il baisse les yeux

je ne vois pas bien son visage

il est loin à l'avant

penché pitoyablement

attendant que la colère de l'autre retombe

il est caché sous son vieux chapeau

les enfants ne font plus de bruit autour

les femmes non plus

et puis l'homme de la colère marche

plus avant encore dans la rame

l'accordéon reprend ses valses

les enfants parlent à nouveau

peut-être pas français

je n'entends pas bien

sa tête s'est relevée

elle dandine sous le chapeau qui danse

 

en levant les yeux vers eux

face à l'homme au chien

je vois qu'il reste un seul basketteur

il ne parle plus

les yeux dans son téléphone

 

le jeune homme sur le vélo tangue

il mordille sa chaînette entre ses dents

 

"- Que faisiez-vous de vos journées ?

-Je buvais, je m'effaçais derrière ce geste.

- Et le travail ?

- Je travaillais."

 

je n'ai pas vu l'homme anglais ôter le frein

il est debout

les mains sur les poignées du fauteuil

il le pousse pour sortir

le jeune homme descend du vélo pour que le fauteuil passe

le chien se relève

ce doit être à Grand Parc ou par là

la porte s'ouvre

le chien grogne et aboie vers elle dans son fauteuil

ils sont sur le quai

il aboie toujours les oreilles dressées vers eux

la corde tendue

 

l'homme barbu tire sur la corde

il prend la tête du chien dans ses mains

ils sont face à face

il l'interroge

le chien accepte les remarques du maître

et s'allonge au sol

proche du vélo

 

"- Était-ce important ce travail ?

-Pas plus qu'un autre, mais je n'ai jamais manqué de faire

ce qu'on attendait de moi.

- Et les autres savaient ?

- Bien sûr.

- Et l'écriture ?

- Quelques feuillets, quelques brouillons.

Les mouvements d'une main pour ne pas dire ses mouvances,

mais lents et glaciaires, sans projet."

 

j'écris un message à l'amie qui m'attend dans la nuit

je vois où elle stationne

un rond-point dans un nulle part

derrière l'arrêt Ausone

 

j'arrive à Cracovie

le voyage s'étire davantage à ce nom

j'arrive aussi au court texte numéroté 46

l'homme barbu parle tout seul

l'accordéon lance toujours ses volutes

il n'y a plus le dernier basketteur

 

"J'ai voulu cet enfermement,

cette réclusion parmi quelques visages,

dans la parole imprévue, hors de l'admis.

Un sevrage, une déshabitude."

 

les lettres numériques défilent

annonçant l'arrêt suivant

et nos bagages à surveiller

La Vache

 

je songe à la grotte du même nom

aux chasseurs aux cueilleurs

aux lionnes et aux biches gravées

dans ma mémoire

 

"Mais nous ne sommes là que par instants.

Fugitivement. Du regard.

Seulement du regard."

 

je ne dois pas être loin d'être arrivé

on voyage peut-être pour cette impression d'arriver

d'être arrivé quelque part en soi

 

je glisse mon ticket dans les pages du petit livre

les deux flèches bleues dessinées vers le haut

comme l'indique pour moi l'énigmatique consigne

"face blanche vers le haut"

 

je ne sais jamais où je suis

entre tous ces B

de Bordeaux Le Bouscat et Bruges

 

les lettres d'Ausone s'affichent bien à leur tour

peu se lèvent avec moi

des voyageurs derrière moi

que je n'avais pas vus

 

tous les autres restent assis

le chien allongé

le jeune homme sur sa selle

l'homme barbu au bout de la corde détendue

la famille nombreuse du musicien essaimée

 

le quai immense est vide

un bout du monde

les autres passagers plus malins sont passés

derrière le tram pour traverser la voie

je suis seul à attendre qu'il redémarre pour passer

 

je vois le chauffeur dans sa cabine

je suis presque surpris de le voir

dans ce bout du monde

il est probable que la machine roule seule

 

je traverse la voie à mon tour

la nuit

stoppée par les lumières parallèles

m'appelle

 

en-dessous des lignes

un court filet de voix

qui vient s'ajouter

à celle rémanente du livre

 

"N'est-ce pas l'homme qui penche,

vu de trop loin maintenant, ou trop tard?"

 

je douterais de tout si je n'étais pas déjà venu

de la fin de la courbe de la piste

du rond-point à son extrémité

des autres arrêts que le tram rejoindra

d'être vraiment là ou ailleurs

de l'amie qui m'attend

enveloppée de sa fatigue

de mon poème du quotidien

de la queue de comète qu'il forme avec les autres

dans leur silence noir

 

je douterais du peu de ce qu'ils peuvent retenir

des jours et des gestes

et des mots de Thierry Metz toujours là

intimement et inexplicablement mêlés au miens

 

"Dans l'enfermement de ce qui fait un homme,

il y a ce qui se rapproche de lui, à petits pas, chaque jour.

D'abord une respiration, puis un visage qui l'en fera sortir."

 

je ne pense pas pouvoir sortir de cet enfermement

je ne saurais que faire dehors

la voiture est là

l'amie est là

elle démarre

nous roulons lentement

 

elle me prévient que la maison dort

les chats les hommes

j'entends les mots sortir

un à un de ma bouche

lentement puis précipitamment

étonnés de leur résonance

alors qu'il me faudrait faire silence encore

 

"Est-ce qu'ici est encore loin ?"

demande le poète

depuis le pavillon Charcot

à quelques kilomètres d'ici

 

cette nuit

plus de vingt ans après

je pourrais presque lui répondre

mais la maison dort

et ses chats et ses hommes

 

nous y entrons

comme dans un creux

comme dans un mur

un silence à atteindre

ce doit être ça le voyage

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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