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Sine linea
19 avril 2021

les golems numériques

 

Dès le premier janvier, nos messages se sont croisés. En temps réel nous avons su ce que faisait l'autre. Je t'imaginais en cours, tu me voyais pédaler. J'entrais dans ta baignoire, tu me rejoignais au restaurant, virtuellement.

Et puis, après trois cents cents textos par jour, nous avons accepté de participer à ce projet fou, qui nous a rebutés pourtant, nous, vieux traditionnels, méfiants des nouveautés, de la technologie folle, vieux amoureux du contact des livres…

C’est que le type avait su nous séduire, comme malgré nous. Il nous avait sélectionnés, suivis, traqués. Tant de textos quotidiens, si à part, si imaginatifs et tendres, ça n’était pas passé inaperçu sur sa toile qui ne récoltait à longueur de temps, qu’injures, pornographies et tortures en tout genre ! 

Notre douceur l’avait aiguillé jusqu’à nous. Et la sienne en retour, folle aussi, modernement poétique et technologique avait fini par faire céder notre muraille de méfiance.

Nous avions pourtant bien l’impression étouffante de vendre notre âme au diable, comme dans les récits fantastiques que nous donnions à lire et étudier à nos élèves, mais nous avons bel et bien signé son contrat, à distance, sans s’être jamais vus ! C’était si unique, si littéraire !

L’homme de la multinationale a gagné la partie : on a paraphé tous les deux, en même temps, en ligne, son contrat démoniaque, et le phénomène s’est mis en marche, haut et intimidant comme une statue mythologique.

A peine avions-nous pactisé que les deux avatars tant vantés prirent vie devant nous, sortant de nos écrans, sous nos deux sous-pentes, la tienne dans la ville lumière la bien nommée, la mienne dans la ville rose, éclairant à eux seuls la nuit de nos mirages, bien davantage encore que les rayons du soleil filtrant à travers nos vasistas.

Grands, magnifiques, majestueux, doux, tendres, puissants et touchants à la fois, les deux êtres projetés face à nos yeux d’enfants retrouvés nous souriaient, attendant tendrement que nous débutions l’expérience qui allait bouleverser nos vies. La peur et le désir se trouvaient liés devant nous en ce noeud qu’incarnaient nos amants lumineux. Il nous fallait maintenant les activer mais fascinés et pétrifiés comme nous l’étions, il nous fallut un temps infini pour nous résoudre à vivre à travers nos deux golems numériques.

Et nous avons fini par plonger dans toute cette virtualité. Nos avatars, nourris de nos deux sensibilités additionnées, je devrais dire multipliées, créaient chansons et poèmes, à tour de bras. L’un face à l’autre, projetés dans la nuit de nos désirs, ils tournoyaient, dansaient amoureusement avant de scander avec passion leur lyrisme nuptial et érotique. Ils figuraient en quelque sorte notre amour de loin, comme si nous avions convié la muse Erato à tous les banquets possibles et imaginables.  

Nos ersatz versifiaient sans cesse.

Chaque semaine, nous recevions de cette mystérieuse start-up un magnifique recueil de leur somme poétique et le décompte de nos royalties, exponentielles. Les internautes, toujours plus nombreux (1 puis 2, 3, 1à millions d’abonnés), eux, recevaient sur leur téléphone, tablette et ordinateur, de nombreuses notifications de notre création conjointe. Très vite, nous avions eu de quoi vivre de cette littérature auto-générée. Nous aurions pu cesser d’enseigner, et profiter de cette manne hors du commun.

Mais ça n’a pas pu continuer longtemps ainsi, ça se saurait si tout était merveilleux dans la vie et même dans la vie rêvée… Déjà, nous n’avions plus la même disponibilité pour poursuivre nos échanges quotidiens. Nous avions pris le pli de croire que les poèmes et les chansons provenaient véritablement de nous, et non pas de nos ombres jumelles, et c’est comme si nous nous contentions de leurs parades, sans plus prendre la peine de lancer les nôtres.

Ensuite, phénomène étrange, au travail, en classe, des difficultés nouvelles et imprévues se présentèrent. Nous cherchions nos mots, perdions le fil, égarions nos cours et nos copies.

En-dehors du travail, c’était la même chose, nous devenions oublieux de tout, décevions nos proches au quotidien, plus moyen de compter sur nous pour la moindre petite chose, le plus élémentaire service.

Nous aurions pu comprendre ce qui se jouait si nous avions possédé ne serait-ce que le tiers de nos capacités, mais c’était trop tard, nos hologrammes nous suçaient le sang, notre âme, notre vie, sans aucune retenue.

Les disques, les livres, les poèmes d’amour fou qu’ils extrayaient de nous faisaient la fortune de leur boîte et creusaient notre tombe. Nous n’étions plus que des enveloppes vides.

Ton mari n’a eu d’autres solution que de te faire interner, et mes enfants de me pousser dans une maison médicalisée.

Notre fortune a cessé quand nous avons été dans l’incapacité de signer comme nous devions le faire tous les six mois le reçu de nos salaires mirobolants et la permission de poursuivre l’expérience.

Je suis sûr qu’ils ont maintenu le programme et que nos si belles créatures ont continué de composer leurs sérénades, celles qu’au final, nous n’avons pas pu nous dire.

De temps en temps mon cerveau se rallume pour quelques minutes et je nous revois, je me souviens de tout, avant de sombrer à nouveau, toujours plus profondément.

J’ignore si tu es toujours vivante, dans la même déchéance que moi, si toi aussi tu te souviens de nous, des livres parfaits qu’ils ont sortis de nos âmes et de nos coeurs.

Ce n’est pas plus mal que nous végétions ainsi, cela nous permet d’oublier l’essentiel, que nous n’avons jamais pu nous rencontrer dans ce qui était alors la vraie vie, la seule.

 

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