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Sine linea
9 mars 2023

Willy Peter, 21 ans

Hier soir, sur Arte, après avoir vu la semaine précédente un documentaire sur l'année 1933, j'enchaîne avec la série de plusieurs films : 1942. Dans mon lit, je suis gelé d'effroi, les témoignages se succèdent, la guerre monte en moi.

Ce midi, je reprends le documentaire et tombe presque par hasard sur le passage vers la quarantième minute, un acteur nous cloue avec la lecture d'un poète que je ne connais pas, un soldat allemand de vingt-et-un an, un certain Willy Peter, et me voilà pendant près d'une heure à taper parole après parole. La guerre continue de me ronger. Je pense aux guerres anciennes, aux guerres en cours, aux futures guerres, l'humanité m'éclabousse de sa nature barbare, une fois de plus.

https://www.arte.tv/fr/videos/093662-001-A/1942-1-6/

 

"Je suis soldat, comme un grain de poussière perdu dans les impératifs de l'histoire. Je porte le masque du guerrier avec ironie, comme si participer à la fin du monde était un privilège. Je suis soldat. C'est l'hiver, il fait froid. Nous n'avons pas de vêtements chauds, chaque pas nous fait mal, nos tripes gelées ne supportent plus la nourriture. Tout le monde a la diarrhée, certains la diphtérie. Comment en suis-je arrivé là ?

Etre soldat était contraire à ma nature, mais un jour j'ai trouvé mon nom sur la liste. On m'a appris la guerre comme on apprend un jeu, avec des drapeaux, des balles à blanc et des mannequins. On m'a entraîné comme une machine, au gré des ordres et des humeurs. On m'a dit que notre victoire était proche. On m'a fait état d'encerclements victorieux, d'avancées spectaculaires. On m'a parlé d'un nombre extraordinaire de prisonniers et de butins soviétiques. J'ai été équipé, j'ai fait mes adieux et je suis parti. On m'a mis dans un train et ma guerre a commencé.

C'était l'automne, le train filait. En traversant la Pologne conquise, j'ai vu des femmes aux pieds nus se livrer à leur travail, des enfants délabrés mendier du pain. Ils couraient à côté du train en tendant leurs mains osseuses. Je ne voyais pas d'ennemis, seulement des gens conquis, seulement des étrangers. Depuis le train en marche, j'ignorais tout de leur existence quotidienne, de leurs bonheurs et de leurs chagrins. A ce moment-là, on ne connaissait pas encore la faim ni la misère. Le commandant nous disait qu'on était les seigneurs de l'univers, dans un pays conquis.

J'étais soldat, j'acceptais mon sort comme un travail que je n'aimais pas. Je chassais les femmes de leur maison pour nous loger, enceintes ou aveugles, peu importe, pourvu qu'elles partent. Je poussais les enfants dehors sous la pluie, même les infirmes.

Puis le train nous a conduits sur les terre de Russie. Partout des carcasses de chars, des tombes, des incendies. Là, on nous a ordonné de semer la dévastation. On a obéi. On a mis le feu à tous les villages que nous avons traversés. Les femmes se lamentaient, les enfants gelaient sous la neige, il y avait des cadavres partout.

Trois mois ont passé, la nouvelle année commence et la misère que j'ai vue jusque là chez les autres s'est abattue sur nous. Quelque chose en moi voudrait rester comme j'étais avant, avant le départ.

Nous sommes là, à supporter tant de froid, tant de marches et de nuits d'insomnies. Nous n'avons pas le droit au repos, même si les Russes n'attaquent pas. Nous buvons de la fonte des neiges, nous n'avons pas de savon, cheveux et barbes emmêlés, mains noires, nous sommes dévorés vivants par les poux, la gale. Nos pieds glacés font couler des larmes de douleur et de rage jusqu'à nos yeux. Nos ventres sont un ferment de marécage. Nous sommes tous irritables, des accès de rage et d'envies de bagarres remplacent tout ce qui aurait pu rester de camaraderie. La plupart passe leur temps à se masturber. La mort est toujours là, elle apporte avec elle un désir illimité de sommeil et d'oubli.

On ne s'occupe même plus de nos morts, on ne les enterre pas, on prend juste leurs gants et leur manteau.

Une nuit je suis de garde, debout, sentinelle dans le terrible froid. Je regarde Orion, Véga et le ruban de la voie lactée. La beauté du firmament ne nous regarde pas. Nous, soldats morts de fatigue, de froid, de désir, nous sommes là pour tuer. Nous sommes là pour tuer.

Je baisse les yeux, au loin un village brûle. Des silhouettes comme des spectres passent devant le feu, des formes vaporeuses dans la nuit et le brouillard. Je ne donne pas l'alerte, je ne tire pas non plus. Ce spectacle sinistre me captive et me réduit au silence. Mes nerfs lâchent, je m'effondre. Je suis pris de visions cauchemardesques dans lesquelles je tire sur des ombres.

Un homme me trouve là, inconscient dans le blizzard et me sauve la vie. On me traîne, on me porte à l'arrière, on m'examine, mes jambes purulentes me rendent inapte à servir.

Dans le train qui me ramène à Berlin, j'écris dans un carnet tout ce que j'ai vécu pour m'en débarrasser. Je veux oublier, tout oublier, simplement pour rester humain."

Willy Peter

 

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