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Sine linea
10 juillet 2011

Nouvelle : Le Corbeau vient le premier (juin 2011) (3/4)

    

Le Corbeau vient le premier (3/4)

 

     Jusqu'à ce que. Ce que tout remonte. Tout le monde s'affaire au quotidien, Arielle et les trois enfants, le boulot, l'école, le collège, les courses... Il s'arrange pour passer à l'appartement. Le fusil était prêt, il avait tout calculé, pesé, organisé. Il enveloppe le canon de ses lèvres et presse la détente. Le fusil chute. L'air siffle encore. Mon frère a mis fin à ses souffrances.

      Marianne et moi montons en catastrophe, rejoindre les parents, Arielle, mes neveux et nièces. Je le préférais alcoolique que la tête explosée, je l'aimais fou plutôt que gisant. Je n'ai pas su le lui dire, on ne parlait plus. J'ai perdu mon seul repère, mon modèle, une intelligence rare, tout ça en quelques secondes, définitivement. Marianne commence à nettoyer l'appartement, Arielle n'y parvenant pas. Les parents déboussolés essaient de s'occuper d'elle. Mon père ne dit plus un mot. Ma mère s'accroche, cherche à être utile, mais elle est lente, amorphe. Je ramasse les bouts de cervelle collés au mur et au plafond, la bouillie d'os, de sang et de chair. Nous vomissons puis reprenons, à deux reprises. Les larmes ne sauraient s'arrêter. Je regarde par la fenêtre du dixième étage, et j'aperçois sur la rambarde un oiseau, petit, à la gorge orange rouge. Je m'attendais au traditionnel charognard, non, il n'est plus venu depuis Oran et Alger. Un rouge-gorge à la place, alerte, clair.

 

      La vie toujours, précipitée. On emménage dans le sud, Montpellier, pour une énième promotion. Nouvelles responsabilités, horaires distendus. Brigitte attend un quatrième enfant, imprévu. La famille prépare son arrivée, nos enfants nous paraissent si grands ! Mais un problème génétique vient tout balayer, trop d'anomalies pour le fœtus. Je dois quitter la salle de délivrance. Je n'osais plus toucher son ventre depuis qu'on le savait, le rejetant. Brigitte m'a dit avant que je sorte que tout irait bien, qu'il n'était déjà plus là, qu'il ne bougeait plus dans son ventre. Passif, je tourne en rond, il n'y a rien à espérer, à recevoir, juste attendre pour rentrer, rejoindre les grands. C'est l'inverse de la mort de Jean-Paul, invisible, secrète. Il n'a même pas vécu.

 

      Brigitte et moi avons du mal à rester unis. L'aîné en fin d'adolescence nous préoccupe, le manque de temps nous pèse. Nous ne pouvons que mal nous comprendre.

 

      31 décembre 1979, nous tentons de recoller les morceaux, nous fêtons la future année avec nos voisins. La fête bat son plein. A quatre heures du matin, un de mes collègues frappe à la porte. Etonné, je l'invite à boire un verre, mais son visage est fermé, je comprends qu'il sort de son trois-huit et qu'il a une mauvaise nouvelle à m'annoncer. Mon père, renversé par une voiture. Un blanc. Brigitte me réconforte, je pars avec lui téléphoner du bureau. Mes parents n'ayant, comme nous, pas le téléphone, j'appelle donc mon oncle qui ne comprend rien à ce que je lui raconte. Il m'affirme avoir passé le réveillon avec mes parents, qu'ils sont bien rentrés, que s'il y avait eu un accident, il le saurait... Je joins ensuite mon beau-frère, Louis, qui n'est lui non plus au courant de rien, ma sœur les avait bien vus au Havre avant le dîner qui se donnait chez notre oncle... Je raccroche, perplexe. C'est quoi ce coup tordu, où est mon malheureux oiseau ? Je rentre chez nous, perplexe. Je ne sais pas quoi faire. J'ai envie de prendre la voiture et de vérifier par moi-même. Marianne me fait appeler dès qu'elle les verra. A deux rues de la maison, demi-tour, un doute m'envahit. Ce n'est pas le bon mort. Il y a dû avoir confusion, erreur. Au bureau, un autre collègue m'informe d'un nouveau coup de fil, confirmant la mort de mon père. Je fais rappeler le numéro. Je tombe sur ma belle-mère. Mon beau-père a été écrasé. Il avait trop bu, il traversait la route en sortant du bar et un chauffard, lui aussi alcoolisé, l'a heurté.

      Je repars, penaud. Comment le dire à Brigitte... Ce n'était pas mon père, mais le tien ! Après le bébé, son père... Quand je rentre, les voisins sont partis, tout est calme, débarrassé. Elle m'attend au lit, endormie sur son livre. Je ne vais pas lui dire tout de suite, je verrai demain, au lever. Je me déshabille sans bruit. Mon cœur la réveillerait tant il tape ! Au moment où je m'étends, elle se réveille dans un sursaut, me sourit affectueusement, m'étreignant. Je ne peux différer. Doucement, je lui délivre le quiproquo. Sa compassion disparaît dans une grimace de douleur.

 

      C'est comme si je n'avais pas vu le temps passer. Les enfants sont parents à leur tour, j'ai eu du mal à suivre, à les comprendre. Plus que trois ans à travailler, avant le repos bien mérité. La maison qu'on a rachetée nous attend, à Montagnac, proche de Pézenas. Mais avant cela, dernière mutation, je retourne à Paris, finir ma carrière. Mon dernier fils doit quitter la maison qu'on louait pour un rien à la SNCF, et se trouver un appartement. Brigitte ne veut pas me suivre à la capitale, trop attachée à sa vie à Montpellier et à son dernier rejeton. Elle refuse de venir à mon départ du boulot. J'y suis seul, mal à l'aise avec tous ces collègues que je dois quitter après quinze ans de travail en commun. Tous savent que ma femme ne veut pas me suivre. Un peu saoul, j'entre dans la chambre de mon fils, lui parle de tout ça, sa mère, ma mutation, son futur appartement... Il reste muet comme une carpe, comme sa mère.

 

      Dans le coma, depuis deux semaines. Ma mère a perdu ses kilos, un à trois par jour. Mon père se traîne, entre l'hôpital et la maison de Marianne. De la voir branchée me repousse. Parler, je n'ai fait que ça, aucune réaction. Les jours se suivent sans progression. De retour à Paris, je reçois un coup de fil des médecins, absurde. Ils me demandent quand débrancher ma mère, ce serait mieux avant le week-end prolongé de Pentecôte... Je raccroche. Avant de les rappeler, je joins Marianne. Elle sait qu'il n'y a plus d'espoir, ils le lui ont dit la veille. Brigitte aussi le pense. Je les rappelle et confirme qu'ils peuvent le faire, sans consulter mon pauvre père. J'imagine qu'une heure après mon appel, c'en était fini.

 

      Brigitte et moi, seuls, à Paris. On se refait une jeunesse, on sort, on garde nos petits-enfants. Finalement, cela nous ressource. Les trois ans seront courts. Un week-end par mois on descend à Montagnac, on déjeune à la terrasse, avant de finir nos menus travaux, tapisserie, peinture... Et un autre, on monte voir mon père, seul et perdu, avec sa chienne. Il maigrit à vue d'œil. Marianne passe quasiment tous les deux jours.

 

      La mort de mes proches devient familière. Le cancer est un corbac. Je suis secoué mais cela semble être l'ordre des choses. Je suis encore épargné. Une inconnue vient changer la donne, perturber mes tristes repères. Au canal Saint-Martin, pas loin de la Bastille, l'eau s'agite, une femme flotte, la tête immergée, les fesses affleurant la surface. J'hésite à plonger, puis me contiens, réfléchis et casse une branche de marronnier que j'utilise pour ramener le corps vers la berge, plein d'eau, lourd et bleu. Les pompiers viennent vite et parviennent à la ranimer. Je rentre, mal. Trois jours plus tard, les secours m'appellent pour me dire que la jeune femme est morte, elle a réussi son autre tentative de suicide. Ils me replongent dans la peine. Pourquoi m'ont-ils tenu informé ?

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