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Sine linea
11 juillet 2011

Nouvelle : Le Corbeau vient le premier (juin 2011) (4/4)

    

Le Corbeau vient le premier (4/4)

 

     Départ en retraite, le vrai, pas une de ces mutations ! Brigitte et moi partons pour les Etats-Unis, un rêve de gosse, Grand Canyon, Los Angelès, tout le tralala, magnifique ! C'est notre premier voyage en-dehors de l'Europe. Perdus mais étrangement libres.

 

      Le retour à la réalité est difficile, les premiers mois, s'occuper, des détails, le jardin, les journaux... Combien d'années à venir ?

 

      L'hôpital l'y a bien aidé. Ils oublient de remonter la barrière de son lit, il se rompt le col du fémur, alors qu'il était déjà si faible ! Je ne mourrai pas à l'hôpital ! Et puis, leurs airs indifférents, un être humain mon père ? Pour eux, juste un vieux de plus, un bientôt mort, rien d'autre. Une chambre à libérer. C'est qu'il y a foule ! De la naissance où l'on empile les bébés jusqu'à la mort, faut faire la queue. Ils distribuent les billets de la grande tombola. Je n'ai compris qu'à ce moment-là toute mon éducation, très peu directe, dans le non-dit. On a si peu parlé ! Il est parti et je ne connaissais rien de ses sentiments. La chienne a été prise par un organisme spécialisé, elle ne lui a pas survécu longtemps, trois mois. La solitude aussi, je l'ai apprise.

 

      Mon ancien supérieur me rappelle. Il me propose de partir, en Afrique, à Pointe-Noire. Fini de couper les bûches, de pousser les feuilles, de remplir les mots croisés... Brigitte et moi partons pour une mission de trois ans, la France l'a emporté devant les autres dossiers internationaux du FMI. Refaire les voies, faut que ça passe le bois, les hydrocarbures... Notre fils aîné nous embête avec ses recommandations et ses jugements, il me prend pour Tintin ! Le Rwanda, tous les massacres du continent, toutes nos peurs...

      Je suis nommé responsable de la sécurité de la gare. Juste avant les événements. Petit à petit, le danger monte. Un matin, je me retrouve en joue, le milicien veut ma voiture, qui sort juste du garage, après un enlisement. Je lui fais front, refuse, me retourne et pars au volant de la voiture. Ce n'est qu'après que je réalise, tout le monde me dit de ne pas recommencer, que j'ai eu beaucoup de chance, que ces « cobras » tuent pour bien moins que ça !

      Brigitte reste enfermée dans la grande villa que nous occupons, cernée de grilles, verrous, gardiens... Travailler devient impossible. Chaque jour, les passagers de la ligne Congo-Océan se font déplumer par la police avant de monter en train et par l'armée une fois partis. On retrouve des corps le long des voies ferrées sur plusieurs centaines de kilomètres. Viols et meurtres sont quotidiens. Je perds tous mes kilos en trop, on dirait ma mère, je fonds ! Puis cette prise d'otages, dans nos bureaux, je n'arrive même pas encore à en parler... Le patron nous renvoie chez nous pour Noël, avec l'ordre de ne pas revenir. Nous rentrons. Six mois qu'on envoyait des lettres mensongères et légères aux enfants, ils n'en croient pas leurs oreilles au réveillon ! La mission s'arrête.

 

      Le temps balaie tout sur son passage. Nos petits-enfants sont merveilleux, épatés par tout. C'est comme si nous étions d'un autre siècle. Je suis finalement comblé d'être au calme, de voyager tous les six mois dans des bus de retraités... La journée accumule les petits riens et elle est passée. Visites de part et d'autre, repas, courses...

 

      Finies les listes, me remémorer les morts, à quoi bon ? On est seul, tout le temps. Je m'ennuie. La répétition des jours et des nuits. Pas de mystère, les temps sont morts. Ecriture et vie, bonnes blagues. Je tousse toujours plus fort.

 

      Notre voisin alcoolique, Jean, qui ne pouvait s'empêcher de finir sa tournée chez nous aux heures d'apéro est tombé lourdement dans ses escaliers. Maruschka, sa femme, est venue me chercher. Je le prends dans mes bras, en bas des marches. Sa respiration est irrégulière, trop rapide. Le sang de son crâne rejoint ses larmes. Les yeux se fixent. La vie est partie, encore.

 

      Ma belle-mère est la première dans le caveau de six places que nous avons acquis. Trois étages. Je connais toutes les ficelles des mots croisés, la mouche glossine... Ma tête est pleine de slogans. Mon gendre est mort à quarante-deux ans. J'ai compté l'autre matin le nombre de cigarettes que j'ai fumées, quelque chose comme 803000... Les oiseaux doivent y croire un peu à leur légèreté. Chaque pas me pèse, chaque verre. Mes quatorze ans toujours remontent. Ils veulent m'ôter un tiers d'un poumon. Avec qui j'ai parlé ? Qui j'ai écouté ? Le loto m'a remboursé deux cartouches de Gauloises. Mais je ne fume plus depuis trois semaines, avant l'opération.

 

      L'air est frais. Courants chauds, je remonte, doucement. Clotilde avec Marianne dans les bras. Sa petite tête sort tout juste du couffin. J'ai quatre ans. Le bâtiment fume, les chauffages sont à fond. La ronde des automobiles est tumultueuse. Le soleil se dégage des nuages, les ombres plus marquées s'allongent. Ma mère qui lave le linge, le dos cassé, les mains gelées. Cinq ou six ans. Je l'ai suivie un temps sur les toits, puis elle a franchi la rue. Du rebord de la fenêtre, je les regarde s'agiter. Les machines clignotent, les vitres tremblent. Jean-Paul arrête la main de mon père, juste avant la gifle. Il crie et sort comme un fou. Huit ans peut-être. La ligne blanche se calme, elle. Le trait se dessine, plat. J'embrasse Brigitte, la première fois, le 4 juillet 1963. J'ai les mains moites. Les machines lancent un bruit discontinu. Le corbeau dans mes bras, le triporteur renversé. Les hommes en blanc font rouler le lit, en-dehors de la pièce. Je vole plus loin.

 

« Tout ce qui est blessé se laisse avoir. Une fois, dans un fossé, j'ai trouvé une corneille, une belle grande corneille, une corneille dont les ailes étaient aussi longues que mes bras. Elle agonisait. Je l'ai prise dans mes bras. Elle ne s'est pas débattue. On est bien avec un si grand oiseau dans ses bras. »

L'Avalée des avalés, Réjean Ducharme, 1966.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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