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Sine linea
1 avril 2020

nouvelle en temps de confinement (1 : D'un trajet l'autre)

D’un trajet l’autre

 

      Si on ignorait tout du contexte, on verrait ces hommes, ces femmes, ces familles sur une route, trimballer leurs affaires, matelas, vélos, vaisseliers, qu'ils ont pu prendre avec eux, ces chevaux, ces chiens, ces poules, lapins en cage, on serait juste intrigué par ces débordements de vie. Ces vieux à l'arrière des charrettes surchargées avec leurs petits-enfants, aussi hagards les uns que les autres, seraient même touchants avec un peu d'imagination ou de bêtise. Si on ne savait rien de l'époque ni des lieux, on admirerait presque ces escadres d'avions dans ce ciel rougeoyant d'un soir encore incertain. On pourrait même mal interpréter les cris de cette horde jetée là sur les chemins. On pourrait croire que les fourmis qu'ils sont pour les aviateurs qui les chassent tendent leurs faibles mandibules, comme un salut fraternel, vers eux, ces drôles d'oiseaux mécaniques et destructeurs. Ce serait poétique cette façon qu'ils ont de transporter leur vie sur le dos d'ânes et de chevaux. Mais on ne pourrait quand même pas s’y méprendre bien longtemps. Quand la flottille des Messerschmitt Bf 109 arrose la longue file de l’exode, c’en est fini, on n’est pas en train d’assister à un joyeux défilé populaire en ce printemps 1940, juste à un massacre en ligne. Les mitrailleuses criblent tout alentour, les cris, les pleurs, ici une famille décimée, là un cheval qui cabre juste avant d’être fauché dans un sifflement et un claquement glaçants. Les survivants se cachent comme ils peuvent, dans un fossé, sous leurs carrioles, ou en se bouchant les yeux, en pleurant, en tremblant...

     Après deux passages, les chasseurs laissent là la ribambelle d’insectes, sans raison claire. Les planqués n’osent pas y croire, les yeux tendus vers la colonne qui s’éloigne. Ils demeurent dans leurs trous encore longtemps. Puis c’est de nouveau l’agitation, le convoi s’ébranle. Ceux qui ont perdu un proche ou plusieurs ne poursuivent pas la route, on hurle, on secoue les corps, moribonds ou bien morts. Ceux qui repartent cessent difficilement de regarder et d’entendre leur détresse. En tête, toujours les mêmes boucles, pourquoi eux, pourquoi pas nous, pourquoi nous viser, nous des civils, les défaits, les vaincus. Mais on avance, on reprend le chemin et l’espoir. Si on n’est pas mort, ce n’est pas pour rien, ce n’est pas pour rester au milieu de ce nulle part. Les attelages immobiles sont contournés, ça pleure, ça hennit, mais ça ne crie déjà plus. Il faut calmer ceux et celles qui sont pris de soubresauts, de convulsions incontrôlables, pour enterrer les corps, pour repartir. Cela leur paraît complètement impossible, mais ils vont le faire, laisser là leur frère, leur mère, leur fille, leur chien, les enterrer peu profond le long de la route, sous la croix vite et mal assemblée et plantée dans ce tumulus de fortune. A la nuit, ils auront rejoint le convoi posté sous la lune presque pleine, mutiques, avec en tête les images obsédantes, la graine de leurs cauchemars de toutes leurs nuits à venir.

 

« - Ils sont fous ! Ils iront sans moi ! On n’a pas fait tout ça pour revenir en arrière !

- Chut, Silvain, ils vont t’entendre !

- Et alors ? De toute façon, je leur ai dit hier… J’aimerais que tu viennes avec moi Céciloute…

- N’importe quoi ! Ils ne te laisseront pas partir de toute manière, alors moi, je n’ai aucune chance… Reste... »

 

     C’était peu avant le jour que les enfants chuchotaient dans leur lit de fortune, dans la remorque, tandis que leurs parents, Lip et Fanny, s’étaient levés pour préparer l’eau grise qui leur servait de café, pour leurs voisins et eux-mêmes. Dès les premières lueurs, le cortège se remobilisait, toujours moins nombreux, toujours plus silencieux. Silvain, leur fils, était un jeune homme de dix-neuf ans, rêveur et taciturne. Il avait fini par s’opposer à ses parents qui voulaient rebrousser chemin et revenir à Paris. Trois jours de fuite avaient suffi à les faire douter. Le manque de tout, les morts, la peur, ils ne se voyaient pas continuer à conduire leurs deux enfants ainsi, même si dans la capitale, ils n’avaient pas de solution pérenne, en tant que juifs roumains réduits à n’être plus qu’apatrides. Silvain était décidé, rien ne l’arrêterait. Si ses parents retournaient à Paris, il continuerait seul, il se rendrait utile auprès des familles du groupe et survivrait ainsi jusqu’au sud. Où ? Il l’ignorait n’ayant personne à rejoindre, ni de ville à atteindre.

 

     Les trois familles qui laissèrent partir la troupe restèrent un temps avant de s’engager dans l’autre sens. La dispute avait enflé et puis s’était vite terminée en embrassades, en promesses. La jeune Cécile, bientôt treize ans, n’avait cessé de pleurer des heures durant, consolée par sa mère, intérieurement ravagée. Le père, en tête, semblait fixer un horizon inaccessible, comme perdu. A cette croisée des chemins, personne n’aurait pu dire ce qui se passerait, si l’exode poursuivie ou celle contredite était le bon choix, si les deux convois étaient perdus d’avance ou s’ils s’en sortiraient. Quant aux retrouvailles entre Silvain et les siens...

 

     Quelques quatre-vingts ans après, j’ai eu la réponse, par hasard, sans la chercher. Rue Geoffroy l'Asnier, je visitais le mémorial de la Shoah avec mes élèves de terminale. Je n’y pensais plus à cette histoire, c’était si loin ! Mes parents, disparus depuis longtemps, avaient été voisins de Silvain, devenu un écrivain reconnu des cercles littéraires, protégé de Joseph Kessel. Son nom ? Reiner, Silvain Reiner. Cela me peine de conter son histoire. Vous en avez sans doute déjà déduit son tragique dénouement. Au mémorial, ceux dont on retrouve les noms sur les listes n’ont pas survécu...

     Silvain a poursuivi sa route jusqu’à Brive-la-Gaillarde, puis, après bien des périples, il a été interné dans un camp de réfugiés en Suisse jusqu’à la fin de la guerre. Paris libéré, il a rejoint la capitale. Longtemps il s’est rendu à l’hôtel Lutétia pour retrouver sa famille. Jusqu’au jour où il a eu la confirmation qu’ils étaient morts à Auschwitz. Ils y avaient été envoyés le 28 septembre 1942. J’ignore si Silvain avait pu échanger avec ses parents et sa sœur de 1940 à 1942. Je ne le pense pas. Il n’en parlait jamais.

 

     Ce n’est pas la première fois que j’essaye de rédiger une nouvelle de cette tragique histoire. Mais à chaque fois, je n’ai pas cœur de continuer. Je ne suis pas un écrivain, juste un petit professeur de banlieue. Dans mes classes, j’ai des élèves aux noms internationaux qui portent toutes les histoires du monde. Les jeunes semblent ne plus les connaître, ni s’y intéresser. Tout disparaîtra comme tout est apparu. La mémoire est très limitée si on ne l’entraîne pas.

 

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