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Sine linea
4 janvier 2020

L'arbre à fric (Jour 29, 23/10/2019)

Mercredi 23 octobre

 

    Les nuits sont plus courtes. La chaleur s’enfuit. On ne voit quand même pas trop la différence, vu le nombre d’heures qu’on travaille ceci dit…

    Petit à petit, on se replie sur soi, la musique est retournée dans les écouteurs, on ne la balance plus forcément pour nous tous au boulot. Deux clans se dessinent presque : les espagnols d’un côté, et nous quatre, Denis, les deux allemandes et moi. Jack lui est toujours dans son monde, à part. On ne peut pas dire qu’il y ait une tension entre nous pour autant. On passe juste plus de temps avec elles qu’avec eux.

 

    On n’en peut plus du boulot, l’usine ! Mais contrairement aux ouvriers – enfin, les manutentionnaires de chez nous – on devrait s’en sortir avec des salaires d’ingénieurs. Denis et moi on tourne à trois pounds par jour, les bons jours. J’ai pu vérifier sur l’ordinateur de Henry, mon compte est bien nourri chaque semaine. C’est la troisième déjà. La première, payée en liquide. La deuxième semaine 1150 dollars, la troisième 1600 dollars. Pour Denis, presque pareil. Il me raconte que la seule fois qu’il a été aussi bien payé, c’est quand il faisait le cobaye pour les médicaments, mais ça ne durait que cinq jours au maximum. Il m’a dit, mais ça j’ai du mal à le croire, qu’il avait loupé une étude où le labo te coupait le petit doigt de pied pour te le greffer dans la foulée… Pour 3500 euros ! Putain de monde !

 

    Je lis un peu plus, moins cassé le soir, mais je trouve T.C. un peu répétitif. Finalement, j’écris peu dans le carnet. Pas seulement une question de fatigue et de manque de temps, juste que c’est peu passionnant. Peut-être si je retrouve ces pages dans vingt ans serais-je ému d’avoir vu filer ma jeunesse, comme mon père avec son temps perdu, son armée, pénible mais forte… Je déteste ces apitoiements.

 

    Karin a compris que je ne peux pas donner d’amour. Il me manque une case ou plusieurs. Depuis toujours. La mécanique fonctionne bien mais je sais mal donner et recevoir. Mon frère, ça a l’air différent, il arrive à aimer et à être aimé, ou du moins il donne le change. Denis, n’en parlons pas, c’est un niveau différent, une sorte d’angoisse de vie transformée en séduction perpétuelle.

 

     Ça fait du bien d’écrire sur autre chose que le bilan comptable de mes journées de labeur. Ma bande de potes me manque. Comme si j’étais bloqué à mes années lycée et à mes errances d’alors.

 

     Souvent, dans ce même carnet, je fais des listes, j’écris dans l’autre sens du carnet, en le retournant. Déjà que je ne raconte rien de génial, je vais épargner l’improbable lecteur potentiel de mes obsessions. J’y recense mes rêves, mes calculs. On y croit avec Denis en tout cas. On devrait pouvoir lancer notre rêve d’après mes calculs.

 

     Tout le monde dort. Ça ronfle. Dans le coin que je me suis installé après la tornade du canadien (on n’en parle plus entre nous, comme s’il n’avait jamais existé), je ne dérange pas, je suis comme seul au monde. J’entends juste l’éolienne dehors. Et des bruits de bêtes nocturnes, des chouettes peut-être. J’imagine leur chasse folle. Un peu de lecture mais mon œil droit me fait souffrir. Mes vaisseaux éclatent à bosser avec précision et à lire et à écrire dans cette pénombre. Eteindre. Dormir.

 

« SOMMEIL ! – Râtelier du Pégase fringant !

SOMMEIL ! – Petite pluie abattant l’ouragan !

SOMMEIL ! – Dédale vague où vient le revenant !

SOMMEIL ! – Long corridor où plangore le vent ! » T.C.

 

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